Jérémy Piningre
Jérémy Piningre rencontre Mathieu Lefèvre aux Arts Décoratifs de Strasbourg. Avec leurs brillants camarades (Guillaume Chauchat, Clément Paurd, Léon Maret entre autres) ils fondent la revue Belles Illustrations, dans laquelle il fait ses premières armes.
Jeune homme plein de ressources, il croise dans les eaux de la mode, s’habille avec dix ans d’avance, et réalise des pochettes de disques avec son compère, l’artiste contemporain Théo Mercier : Sexy Sushi, Juliette Armanet, Philippe Katerine... beau palmarès !
Parallèlement, il est l’auteur de Tonic avec, déjà, Mathieu Lefèvre (l’Association, 2015), et Haunt me, haunt me, do it again (Matière, 2020) ; il signe également des fanzines stylés chez Animal Press, et répond parfois — tard le soir et derrière les platines — au doux nom d’Emo Goblin.
© 2024
Bibliographie :
Les Fruits et les Gumes, éditions 2024
J’ai rarement vu ça, éditions 2024
Quelques questions à Jérémy Piningre,
à l’occasion de la sortie
de son livre :
LES FRUITS ET LES GUMES
Les Fruits et les Gumes est ton premier livre pour enfants.Comment et pourquoi as-tu souhaité aller vers l’album jeunesse après plusieurs bandes dessinées, des fanzines mais aussi tant d’autres projets autour de l’illustration ?
Dans les bandes dessinées que j’ai faites, je partais souvent vers un format texte-image sans découpage se rapprochant du livre illustré qui peut sembler expérimental en BD alors que c’est en fait de l’album. J’aime prendre le temps de faire de grands dessins fouillés et je recherchais cette richesse du livre jeunesse où l’on peut passer plein de temps à tout regarder. Le dessin ici est bien plus grand dans ses proportions que ce que je fais habituellement, laissant toute la place à de nombreux détails.
Tu développes des illustrations fines et détaillées offrant aux lecteurs un jeu d’observation allant bien au-delà de la simple illustration du texte. Comment as-tu mis en place cette narration par l’image ?
Au fur et à mesure de l’élaboration de l’album que je voulais débuter comme un imagier des fruits et légumes de saison avant le déroulé de l’histoire, je laisse de plus en plus de place au dessin qui ne doit pas être redondant par rapport au texte. Pour donner un cadre cohérent à l’album, je me suis posé comme contrainte graphique que tous les éléments constituant les illustrations forment comme un jeu de construction. Ils sont posés les uns sur les autres pour que l’ensemble tienne ; on pourrait en enlever certains, les remettre… Il y a là des influences architecturales mais aussi de jeux d’empilement et de jeux vidéo de plateforme.
Tu déploies de nombreux jeux sur les mots, dès le titre, poussant à la lecture orale de l’album. Peux-tu nous en dire plus sur ton style d’écriture ?
J’ai en permanence des jeux de mots en tête, sans le faire exprès ; le jeu de mots du titre est d’ailleurs le point de départ du livre. Aimant les jeux sur le langage depuis l’enfance, j’ai décidé d’utiliser cela pour la narration de cet album jeunesse. Il fallait alors cadrer les passages où en développer. Ils sont donc surtout présents dans l’endroit de l’imaginaire collectif qui effraie : ici, tous les mots se mélangent, ce qui donne un côté un peu énigmatique qui va venir servir le texte sans le parasiter. Les noms des personnages jouent sur la phonétique et l’orthographe de fruits et légumes ; cela les personnifie davantage tout en les différenciant des végétaux dans lesquels ils habitent.
Tu construis en parallèle l’univers merveilleux, voire fantastique, des Gumes dans le monde microscopique de certains fruits, et celui bien plus quotidien de l’épicerie. D’où vient cette relation pouvant sembler antinomique entre le fantastique du monde des Gumes et le rapport à la terre du primeur ?
Ces deux univers sont déjà induits dans le titre comme fondement du livre. Je passe beaucoup de temps à cuisiner, à acheter des fruits et légumes et donc à rechercher les endroits où en trouver, à comprendre où et comment ils poussent. Je vis entre Paris et le Limousin et oscille alors entre de petites épiceries et des marchés de producteurs foisonnants. À côté de cela, j’ai une passion pour les univers fantastiques, nécessaires pour m’accrocher aux récits quels qu’ils soient. Alors, au-delà du fait que les gros paniers de fruits et légumes sont parfaits à dessiner, je voulais ici mêler la vie quotidienne et des formes de récits qui me fascinent.
L’aspect merveilleux est ici renforcé par les illustrations donnant une esthétique de maison hantée, pouvant attirer les enfants cherchant souvent à se faire peur. Quelles sont les techniques utilisées dans ton travail d’illustration ?
L’atmosphère de maison hantée et les monstres m’ont toujours attiré ; j’aime bien les livres qui font peur ! Ici, l’histoire est plus drôle qu’effrayante mais l’on peut retrouver cette ambiance. Ma grande référence dans l’album jeunesse est d’ailleurs Claude Ponti tant pour ses monstres, ses univers détaillés que ses architectures vers l’Art déco.
Les illustrations dessinées au Rotring sont ici pensées sans perspective. Il n’y a pas de profondeur mais des plans différenciés par des couleurs en aplats pour les personnages et objets importants ou des trames pour le décor. Cela donne une différence de matière subtile mais guide l’œil du lecteur en faisant ressortir ce qui est principal à l’intrigue.
Pourquoi choisir le point de vue que l’on imagine d’un enfant scrutateur, essayant de découvrir ce petit monde qui ne se réveille que la nuit ?
Autour de cette trame narrative simple de la peur de l’inconnu et de la curiosité de ce que c’est, le point de vue est bien celui d’un enfant. Tout ce que l’on regarde est très petit, jamais très haut. Le monde des adultes est lointain et flou. On ne sait pas si le monde des Gumes existe vraiment ou s’il est une invention d’un enfant qui, en regardant des pommes et potirons, s’imagine qu’il y a dedans tout un monde de petits personnages. Cette question de la réalité et de la fiction rejoint une de mes plus grosses influences en bande dessinée : Calvin et Hobbes de Bill Watterson où le tigre en peluche d’un petit garçon devient vivant dès qu’il n’y a plus de regards d’adultes.
Il n’y a pas réellement de personnage principal dans cet album. Pourquoi ce choix et comment l’as-tu mis en place ?
Il n’y a déjà qu’un personnage humain que l’on distingue à peine, qui s’intègre au décor et n’en devient pas pour autant un personnage. Il s’agit de l’épicier, dont on voit un pied ou une main par moments. Quant aux Gumes, c’est leur petit monde, leur peuple en lui-même qui m’intéresse plutôt que leurs individualités. Celle dont il est d’ailleurs le plus question et qui pourrait en cela être le personnage principal n’apparaît qu’à peine car elle a disparu et que les autres la recherchent. Je développe alors plus les ambiances dans lesquelles évoluent mes personnages qu’eux-mêmes, dans un point de vue de groupe plus qu’individuel.