Matthias Picard

Originaire de Reims, Matthias Picard sort diplômé des Arts Décos de Strasbourg en 2007. Après avoir participé à tous les fanzines (Troglodyte, Écarquillettes, Numo) à l’origine des Éditions 2024, il publie son premier livre, Jeanine, à L’Association. Chez 2024, il réinvente la narration en 3D par les anaglyphes, avec Jim Curious, Voyage au coeur de l’océan, sorti en 2012. Ce succès, adapté en exposition, traduit dans le monde entier, lance la maison et son auteur.

Dès lors, il creuse avec Jim Curious, voyage à travers la Jungle, et même l’étonnant La B.O 2 -M-, livre-disque réalisé avec Matthieu Chedid, un sillon particulier, fait de road trip mystiques, de psychédélisme pour enfant et de recherches graphiques tous azimuths.

JeanJambe, qui voit Matthias Picard réaliser des dioramas en plâtre, se passionner pour le matériel optique et la photographie macroscopique, est la nouvelle planète merveilleuse que ce grand voyageur nous propose d’explorer.

Bibliographie :

Jim Curious, Voyage au coeur de l’océan, éditions 2024
Jim Curious, voyage à travers la Jungle, éditions 2024
La B.O 2 -M-, éditions 2024
JeanJambe, éditions 2024

Quelques questions à Matthias Picard,
à l’occasion de la sortie
de son livre :
JEANJAMBE

Après les deux tomes de Jim Curious à la carte à gratter qu’est-ce qui t’a donné envie de poursuivre avec la technique des anaglyphes en utilisant la photographie ?

J’y réfléchissais depuis un moment parce que je m’intéresse à cette histoire artisanale de la 3D et à l’origine, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, les anaglyphes se sont d’abord développées avec la photo. Mais je ne suis pas photographe et je me demandais comment faire. En même temps c’est très excitant d’expérimenter un nouvel outil et de nouveaux procédés, de renouveler son propre univers. Je me suis éclaté. Tout a commencé à l’automne 2020. Je n’avais pas de projet en cours quand La Marelle à Marseille, la ville où j’habite, m’a proposé de faire une résidence de création de deux mois à Pont-du-Fossé, un village dans les Hautes Alpes, au milieu des arbres et des montagnes. Juste après l’épisode covid, j’étais très heureux de partir faire des recherches dans la nature. En me baladant très librement, j’ai commencé à m’extasier sur les champignons qui sortaient de terre, sur les toutes petites choses que je voyais à mes pieds, ça m’a donné envie d’explorer cet univers macroscopique en 3D. A la médiathèque, ils m’ont prêté un appareil photo numérique et à partir des images prises au cours de mes promenades, j’ai intégré à mes photos ce personnage qui existait déjà dans mes carnets. Parallèlement, j’avais une envie de grottes et j’ai commencé à fabriquer des décors en plâtre. De retour de résidence, j’ai continué sans avoir aucune idée de l’histoire, je me suis équipé, en achetant un appareil photo et un objectif macro. J’ai aussi trouvé un atelier, un lieu idéal pour fabriquer des maquettes.

Morphologiquement JeanJambe est l’opposé de Jim Curious, comment est-il né ?

Il est venu assez naturellement pour une question technique. Il ne ressemblait pas encore à un lapin. Je l’avais surnommé JeanJambe parce que c’était un bonhomme filaire, avec deux grandes jambes, deux grands bras et une toute petite tête. Jim Curious, à l’inverse, est tout en rondeur, beaucoup plus travaillé dans les détails mais il est surtout réalisé à la carte à gratter et évolue dans un décor dessiné où les plans sont découpés. Dans les volumes d’un décor photographique, il paraîtrait tout plat. Le dessin filaire s’intègre facilement à n’importe quel décor. Avec une ligne on peut déambuler dans n’importe quel espace et créer l’illusion. J’avais en tête des dessins d’art pariétal mais aussi ceux d’Henri Michaux, qu’il réalisait sous peyotl. La silhouette de JeanJambe vient de cette idée de réduire une forme au minimum, de laisser le dessin se réaliser par l’expérience sans plan prédéfini. Jim Curious se caractérise par sa carapace, son scaphandre, comme une protection. Je préméditais beaucoup plus l’exploration en amont dans ses aventures. Avec JeanJambe, je découvre en même temps que lui le procédé et je vois où ça nous mène.

N’a-t-il pas un très grand nez pour un lapin ?

Je dis lapin parce qu’en faisant le livre j’ai lu Watership down, le bestseller de Richard George Adams, qui raconte l’épopée d’un groupe de lapins de garenne. On vit vraiment les aventures dans la peau des lapins et c’est ce que je projette sur JeanJambe. Ça m’a beaucoup inspiré. Au départ j’aimais la radicalité de ce personnage tout de bras et de jambes. En me promenant dans la montagne sont venus les accessoires du randonneur : les bottes, le sac à dos, et le bâton. Sur le motif de la randonnée, j’invite le lecteur à arpenter le décor en s’émerveillant et en se laissant surprendre. Puis, petit à petit, j’ai voulu le rendre un peu plus fun et attachant. Les oreilles donnent du mouvement, le grand nez et les yeux le rendent plus expressif, orientent son regard. En l’animant, je pensais à l’esthétique cartoon du début du dessin animé en hommage aux films des frères Fleischer et aux tous premiers Disney. A cette époque, les dessinateurs découvraient les possibles de l’image animée et s’amusaient beaucoup à faire intervenir leurs personnages dans le monde réel. Ça me fascine de voir un personnage imaginaire prendre vie sur une planche à dessin. Ce procédé un peu magique est très présent au cinéma, moins dans la BD.

Hormis le personnage et quelques animations dans le décor, il y a très peu de dessin, mais il y a ce fil d’Ariane que JeanJambe utilise pour descendre et se guider dans les profondeurs. Que représente ce fil ?

Tout l’enjeu de ce livre était de parvenir à faire du dessin avec de la photo. J’ai tâtonné. Trop de dessin éloigne le décor, casse l’effet d’immersion. Le fil redessine la photo, la ligne accompagne le voyage de JeanJambe. Le regard suit le fil qui conduit à un endroit où l’œil ne serait pas forcément allé, invite aussi à explorer un peu partout sans se focaliser seulement sur le personnage. Mais au début, ce fil, c’est d’abord celui que j’ai tiré sans trop savoir où j’allais en expérimentant cette technique de fabrication d’images. Je voyais bien en travaillant avec des enfants que l’effet marchait bien mais je voulais réussir à construire une narration, à trouver un fil dans la succession d’images. Le Fil de l’histoire était d’ailleurs un titre de travail.

Et comment as-tu construit cette histoire ?

Concrètement, le fil permet de faire un lien entre les images. Je ne voulais pas faire une collection de belles images en pleine page. Avec la BD, j’aime être obligé de penser les transitions, de trouver des solutions pour amener l’image qui suit. J’admire un auteur comme Fred qui savait capter toutes les logiques de fabrication du langage en BD pour mieux les détourner et je place la série de Philémon au-dessus tout. Travailler le découpage induit un mouvement, une circulation et un rythme dans la déambulation du personnage. Avec JeanJambe, pour la première fois je me suis aussi intéressé au jeu vidéo. Des jeux comme Heart of Darkness, Limbo, Inside ou Another World m’ont influencé pour penser les déplacements et la circulation notamment dans les doubles pages. J’ai repris l’idée d’avancer sans pouvoir revenir en arrière. En donnant ce rythme, l’intrigue est remplacée par la traversée des ambiances. Les enchainements de décors font l’histoire, mais pour imaginer un sens à cette exploration j’ai aussi eu besoin d’anticiper la mise en scène des photos. Comme j’avais fait toutes mes expérimentations indépendamment image par image, j’ai finalement décidé d’abandonner toutes les images que j’avais prises dans la nature pour réaliser toutes mes photos en atelier, en concevant mes installations comme pour la maquette en plâtre de la grotte.   

Fabriquer les images dans ton atelier a-t-il modifié ton rapport aux images prises dans la nature ?

La nature reste ma principale source d’inspiration. L’oursin par exemple est une de mes premières expérimentations. En le prenant en photo j’ai découvert ces colonnes gigantesques, impossibles à voir à l’œil nu. Sur les rotules, j’ai rajouté ces petits yeux à la Miyazaki et j’imaginais de petits êtres statiques comme les jouets dans la machine à grappin de Toy story qui vénèrent le grappin et célèbrent l’élu chaque fois qu’un des leurs se fait attraper. On s’arrête tous devant un arbre, une écorce, un nuage, une pierre où on croit reconnaître un visage, une forme. Le dessin commence là et beaucoup de mes images jouent avec ce phénomène de paréidolie, qui consiste à voir un signe dans une image de la réalité. La photographie fixe ces effets. Au début,

je voulais faire ce livre avec ces photos prises dans la nature à l’échelle d’un lapin mais techniquement c’est très compliqué d’homogénéiser les traitements, la lumière. Je n’arrivais pas à faire de lien entre un monde et l’autre, à dégager une logique pour ordonner les images. À l’atelier, en ayant la maitrise de ce que je vois, je me sens plus à ma place de dessinateur qui crée ses images et ses paysages. Toutefois dès mes premiers décors en plâtre réalisés pour faire la grotte, j’ai travaillé avec du bicarbonate, pour faire mousser la matière, laisser une place au hasard, je ne voulais pas d’un rendu sculpté, d’un modelé trop lisse.

Pour imaginer l’odyssée de JeanJambe quelle logique as-tu finalement choisie ?

La progression est restée très empirique. J’ai beaucoup expérimenté en accompagnant Jeanjambe dans ses explorations et ses découvertes. Au départ, j’avais eu cette envie de champignons, de grottes, d’exploration souterraine. J’ai lu pour l’occasion le Voyage au centre de la terre de Jules Verne que j’ai adoré. Par ailleurs on m’avait offert le livre du graphiste italien Bruno Munari, From afar it was an Island qui joue avec la perception autour d’un caillou qui devient, vu de près, une montagne, une ville, une île. Ça rejoignait mon intuition et j’ai commencé à photographier les cailloux que j’ai chez moi. Puis j’ai fabriqué cette île en caillou avec une mer en silicone. Pour moi, un livre c’est toujours un peu une île qui demande à être explorée. A partir de ce point de départ, je voulais d’abord épuiser l’imaginaire commun, en évoquant l’île mystérieuse, le volcan, la grotte, les crânes qui suggèrent une présence humaine, l’envol des chauves-souris, l’escalier qui conduit vers un imaginaire plus fantastique avec les cristaux. En jouant avec ces poncifs, le lecteur se sent en confiance pour continuer le voyage. Le moteur du voyage de JeanJambe c’est d’explorer toujours plus loin.

La fabrication technique du décor devient la clé de l’énigme. Tu as travaillé avec du plâtre, tu as mis en scène ensuite des cristaux, des minéraux, des coquillages, des oursins, un crabe et même une feuille de chou. Comment as-tu pensé ce cheminement ?

J’avais toujours rêvé de fabriquer des cristaux et je ne l’avais jamais fait gamin. Mais en réalisant cette expérience, je me suis heurté aux limites du procédé artificiel. Dans la nature, les roches et les cristaux sont issus de processus complexes, mélangés et fascinants. Il me fallait trouver de vrais spécimens. Serge Darpeix qui s’occupe des Rencontres du 9ème Art à Aix-en-Provence, m’avait parlé des collections du Museum d’histoire naturelle de la ville qui a fermé en 2014. Il m’a mis en contact avec l’équipe de paléontologues qui travaillent encore dans les réserves et je me suis retrouvé devant ces collections stockées dans des centaines de boîtes. Il y avait des minéraux, des coquillages, des coraux. Face à cette typologie étonnante j’ai dû me limiter. Avec les coquillages, une nouvelle porte s’ouvrait qui dessinait un nouveau cheminement. J’imaginais un voyage qui passerait d’un décor artificiel et modelé avec de la matière inerte à de la matière naturelle, de plus en plus animée et vivante jusqu’à l’arrivée au réel. Je joue aussi avec les matières pour créer les sensations de l’aventure.

Avec la photo, tu ne peux pas non plus tout maîtriser. Comment as-tu joué avec cette technique ?

Ce qui m’intéresse c’est de voir apparaître des images qui me surprennent, pas forcément fabriquer celles que j’ai en tête. Dans Jim Curious, je projetais surtout des images mentales. Avec la photo c’est tout l’inverse, je suis le premier spectateur des rendus et c’est parfois trompeur : ce qui t’émeut à l’œil nu ne marche pas forcément bien en photo. Je procède en allers-retours, en dialoguant entre la photo et le dessin. Un reflet sur une roche m’a inspiré la séquence des éclairs. A partir des formes de fleurs de la calcite, j’ai rajouté des pistils. L’important c’est de percevoir comment les objets et les matières réagissent à la lumière. Avec le plâtre c’est flagrant, trop de lumière et on ne voit plus rien du tout. Pour avoir des photos convaincantes et pouvoir les réutiliser ensuite, il faut mettre au point ce jeu d’ombre et de lumière. L’éclairage prend presque plus de temps que la construction des décors. J’aime beaucoup le travail d’un photographe comme Gilbert Garcin, un autodidacte qui a commencé à faire de la photo à la retraite. Il se met en scène avec des photomontages en travaillant sur la ligne. Pour créer mes paysages, je fais aussi des montages. Sur l’ordinateur, je ne me contente pas de superposer deux images en bleu et rouge pour faire du relief, j’associe plusieurs photos, j’ajoute un ciel, j’ai même utilisé l’IA pour faire les fumées. Le noir et blanc tranché fonctionne mal avec la 3D mais j’ai beaucoup joué avec les gris optiques qui tamisent l’arrière-plan, avec des effets de brume que je n’utilisais pas dans Jim Curious. Surtout en tirant le fil de l’histoire, j’ai dû faire une sélection drastique et abandonner beaucoup d’images et d’intentions.

Au-delà de l’émerveillement, le mirage évoque une tromperie, la révélation d’un trucage, une prise de conscience du réel. Y a-t-il un sens symbolique à ce voyage dans les profondeurs ?

Le phénomène des mirages m’a toujours fasciné, j’ai dû le découvrir pendant l’enfance dans Tintin et le crabe aux pinces d’or. L’image du Capitaine Haddock qui croit voir une bouteille de champagne dans le désert. Marquant ! J’aime beaucoup le mot mirage en lui-même. Tout comme le mot fata morgana, un type de mirage qui donne par exemple à un bateau au loin l’impression de flotter dans l’air. Cette image est je crois à l’origine de la légende du « Hollandais volant », galion pirate imaginaire. Mais dans JeanJambe, il ne sagit pas vraiment d’une apparition ou d’une disparition. Questionner le mirage c’est d’abord chercher à savoir comment l’imaginaire calque sur des phénomènes réels des projections de sens, comment les mythes et les récits se créent dans la perception de phénomènes physiques. Le mirage suggère cette ambivalence entre le réel et l’imaginaire, le plaisir de l’illusion optique et la promesse d’une déception que je voulais dépasser. J’ai beaucoup réfléchi à la fin. En amenant JeanJambe à découvrir l’envers du décor dans un effet à la Truman Show, le voyage atteint une dimension plus philosophique sans être sentencieux. Quand le soleil se révèle être un éclairage artificiel, comme un projecteur de scène de théâtre, le personnage dessiné prend progressivement conscience des effets de l’éblouissement en découvrant les coulisses de son voyage. Je projette le choc existentiel que produit cette traversée du miroir. Tout ça n’était donc qu’un décor ? Ne suis-je qu’un personnage de bande dessinée, une illusion de moi-même ? Le mirage c’est à la fois l’idée que JeanJambe se fait de son identité, de son voyage et de ses expériences, mais c’est aussi l’image qu’il perçoit dans le monde réel des représentations de l’imaginaire sur la table du créateur. En concluant avec le personnage debout sur la main de l’artiste qui renoue avec la réalité, je voulais réaffirmer l’existence des deux mondes, effacer la frontière qui est censée séparer le réel et l’imaginaire.

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