Léa Murawiec

Diplômée de l’école Estienne en 2015 où elle étudie le graphisme et se passionne pour la typographie, Léa Murawiec part l’année suivante en Erasmus à Shanghai. Une expérience qui marque le regard et le style de cette fan absolue de mangas. Elle poursuit ses études en passant à la bande dessinée à l’École européenne supérieure de l’image à Angoulême où elle réalise une bande dessinée numérique à choix multiples. Déjà, les questions du choix, de l’engagement, des règles et des codes imprègnent ses récits. Depuis 2013, elle est éditrice et autrice au sein de la maison de microédition Flutiste et publie régulièrement ses travaux dans des fanzines ou des revues collectives (Biscoto, Novland, etc.). Son truc ? Dessiner
à l’encre de chine pour conserver ses liens au geste et au papier.
Le Grand Vide déjà en tête, elle bénéficie d’une résidence de deux ans
à la Cité de la Bande dessinée (en partenariat avec Magelis et l’EESI) pour plancher sur ce récit dystopique. Le Grand Vide est sa première bande dessinée, sortie aux éditions 2024.

Bibliographie :

Le grand vide, éditions 2024

Quelques questions à Léa Murawiec
à l’occasion de la sortie
de son livre :
LE GRAND VIDE

Le Grand Vide est votre première bande dessinée, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer ?

C’est un peu un rêve d’enfant de raconter une grande histoire d’aventure ! J’ai toujours eu en tête des histoires interminables dans des univers bizarres que j’avais envie d’écrire. Ça fait un certain temps maintenant que je dessine des bédés pour des fanzines (pour ma maison de micro-édition Flutiste et d’autres) mais c’est difficile de développer des univers en une dizaine de pages seulement et j’avais envie de passer à un format plus long pour voir ce que ça pouvait donner. J’ai finalement pu me lancer concrètement grâce à ma résidence à la Maison des auteurs à Angoulême.

Le projet était-il déjà dans votre esprit quand vous êtes entrée en résidence ? Et comment a-t-il évolué au fil de ces deux années ?

Ce dispositif de résidence dont j’ai bénéficié a été créé l’année où je suis sortie diplômée de l’EESI à Angoulême, en 2018. Elle a pour ambition d’accompagner une personne par promotion sur un premier projet de bande dessinée, c’est un partenariat entre la Cité de la Bande dessinée, Magelis et l’EESI. Je suis donc entrée en résidence pour développer ce projet, que je portais depuis plusieurs années déjà, et j’ai continué de le ré-écrire une fois sur place. Le récit a changé de cap plusieurs fois : au départ il était plus pessimiste et centré sur la confrontation entre mon héroïne et son homonyme célèbre, puis au fur et à mesure les personnages secondaires ont pris le relais et mon héroïne est finalement devenue sa propre ennemie, en quelque sorte.

Comment décririez-vous cette bande dessinée en 2-3 phrases ?

C’est trop dur... Disons que c’est un récit de science-fiction pas scientifique, drôle et triste, dans un univers un peu fou. On suit une personne qui essaye de s’échapper d’une cage dont les barreaux se referment petit à petit... Une sorte de descente aux enfers, où on s’interroge en tant que lecteur·rice sur quelle porte de sortie le personnage va trouver.

Pour une première bande dessinée, c’est un projet d’ampleur ! Tenir un récit sur la longueur n’est pas chose aisée, quelles ont été les embuches ? Qu’est-ce qui vous a aidé à démêler certaines situations ?

Je crois que je ne me rends pas trop compte que c’est un gros projet, je me suis juste lancée dans l’histoire peu importe le nombre de pages que ça demanderait. Le principe de mon histoire me plaisait beaucoup et j’avais très envie de l’écrire, mais j’ai eu du mal à commencer parce que j’avais aussi peur de ne pas être à la hauteur de mon idée et de l’« abîmer » en la développant... J’ai principalement été bloquée au niveau du découpage. Étant habituée à écrire des histoires courtes à gags avec chute finale et peaux de bananes, j’ai eu énormément de mal à donner un rythme à mon récit. Un récit long, ça ne s’écrit pas du tout pareil qu’un récit court ! Je n’arrivais pas à créer du suspens dans mon scénario parce que je restais sur l’autoroute de l’enchaînement logique, comme si on avait mis plein d’histoires courtes à la suite...

Heureusement, mes merveilleux éditeurs m’ont donné des bons conseils pour relancer le récit, et je suis allée chercher d’autres façons de raconter des histoires dans d’autres domaines comme les jeux de rôle ou la musique pour comprendre comment créer de la tension dans un récit. Et puis bien sûr j’ai toujours été très entourée tout au long de l’écriture de cette histoire, et ça m’a donné une force de dingue !

On se trouve là dans le registre d’une dystopie : le monde est régi par les « présences » de chacune et chacun : il faut que leur nom, leur personnalité soit connue, sinon elles et ils dépérissent, comment en êtes-vous venue à cette idée ?

Je venais de lire L’ascension de Morel de Adolfo Bioy Casares et j’ai été marquée par des histoires à concept d’univers comme dans The Lobster de Yorgos Lanthimos. Les récits dystopiques me plaisent en général en tant que lectrice, mais c’est peut- être aussi une réflexion qui m’est venue en pensant à notre condition d’auteurs et d’autrices, dont les revenus sont très souvent liés à notre célébrité...

Ce que j’aime dans les fictions dystopiques, c’est qu’elles partent d’un constat sur le monde réel pour créer tout un univers parallèle à partir de ce détail. Finalement, ce qu’elles dénoncent n’est pas si important par rapport à l’histoire qu’elles racontent, et on peut s’extraire des soucis de notre réalité pendant le temps du récit.

On peut y voir un parallèle avec les réseaux sociaux, le culte de la personne et de soi avec ces accumulations de noms, et puis, ce travail esthétique sur les visages qui nous font parfois penser aux emojis…

Je n’ai pas écrit mon histoire en pensant aux réseaux sociaux. La toute première version de mon récit était plus orientée vers l’acceptation de sa propre disparition, et je pense que la version finale a gardé cet esprit-là. Je voulais réfléchir sur les sentiments que me laissent mes balades dans les cimetières occidentaux, pourquoi on a ce besoin de laisser une trace de soi de son passage sur Terre, à travers un nom gravé sur une pierre. Finalement, cette histoire ne dénonce pas tant le culte de soi que l’obligation d’y passer, l’énorme contrainte de se mettre en avant quand on n’en a pas du tout envie car c’est devenu une question de survie. Les personnages de mon univers n’ont pas vraiment le choix... En construisant le récit, il me tenait plus à cœur de parler de l’économie de l’attention en général plutôt que des réseaux sociaux.

Vous dites dans une interview travailler sur des personnages livrés à eux- mêmes, face à un monde dont ils et elles ne comprennent pas toujours les ressorts, c’est le cas de Manel Naher, comment avez-vous travaillé ce personnage ?

Manel est tout aussi paumée dans son univers que tous les personnages de mes autres histoires... Elle ne ressemble pas à son entourage et est déterminée à s’extraire de son environnement. Je voulais qu’elle se batte contre un phénomène beaucoup plus fort qu’elle, qui la mette à l’épreuve sur les fondements de ce qu’elle croit être. Je voulais la construire comme une personne entière et têtue, qui panique à l’idée de devoir faire des compromis pour réaliser son rêve. C’est peut-être parce que je ne crois pas trop aux super héros et au pouvoir d’un individu isolé contre tout un système pour le changer ou le vaincre.

L’engagement est un concept à géométrie variable, et dans votre BD, il est très exploré. On lit et regarde comment Manel Naher se dépatouille avec ses propres convictions, comment elles se modifient en fonction de ses propres luttes, en quoi cela vous intéresse ?

Je voulais comprendre ce qui fait que notre vie a du sens, d’où viennent nos rêves et pourquoi on arrive à les atteindre ou non, à quel moment on s’en détourne. Les objectifs qu’on se fixe dans la vie sont souvent voués à être malmenés, et évoluent aussi avec notre propre cheminement. Remettre en question ses choix de vie demande énormément d’énergie, d’autant plus lorsqu’il s’agit de s’arracher du courant général pour construire des alternatives intéressantes ou tout simplement viables... Je crois que c’est le cas de Manel. J’ai aussi cherché à comprendre pourquoi on se détourne de ses idéaux de soi plus jeune, pourquoi tant de personne deviennent des "boomers" en vieillissant... J’ai vraiment trop peur que ça m’arrive !

C’est aussi presque une bande dessinée d’initiation, d’autant qu’au fond (et à la fin… alors qu’on aurait souhaité l’inverse) Manel Naher est (presque) seule…

Oui, et Manel est finalement plus entourée au début de l’histoire qu’à la fin ! Elle affronte seule l’épreuve qu’elle traverse, et même si elle a des alliés, elle les perd au fur et à mesure qu’ils la confrontent à ses contradictions. Elle s’enferme dans des certitudes pour réussir à supporter ce qui lui arrive.

Je pense que cette solitude est aussi très liée à l’univers que j’ai construit pour cette histoire. C’est une ville où tout le monde est seul mais ensemble, où les habitants étouffent mais restent par peur de manquer de quelque chose dans cet ailleurs inconnu. Et puis bon c’est aussi plus simple pour moi d’écrire des histoires avec des personnages
tout seuls !

En transparence, on lit une critique du monde actuel sans un côté moralisateur ni vindicatif, au fond, qu’est-ce que vous dénoncez, et quelles sont vos propres convictions ?

Je pense avoir amené cette idée du Grand Vide, cet endroit loin de la ville qui existe à petite échelle, pour réfléchir sur la densification des villes et des lieux. Cette ville s’est sans doute créée pour protéger les êtres humains du danger de la Présence, pour se garantir l’accès à l’attention de l’autre. Mais avec cette sur-concentration de personnes, les habitant·e·s se retrouvent en concurrence directe pour exister... Peut-être qu’à travers cette histoire j’exprime aussi ma frustration de devoir toujours adapter la communication autour de mon travail à un média qui ne tient pas vraiment compte de mon contenu mais par lequel je suis obligée de passer. Il y a sans doute aussi un parallèle à faire avec mon angoisse des sorties bédé chaque année. Tous ces livres (dont le mien...) qui ont des existences très courtes, tous ceux qu’on ne lira jamais... c’est l’angoisse !

Pour le dessin, avec quels outils et comment avez-vous travaillé ?

Je dessine à l’encre de chine avec une plume et un pinceau, en noir et blanc donc. J’aime garder ce contact avec le papier car j’ai beaucoup plus de mal à composer mes images directement sur l’ordinateur. Mais surtout, je serais tout à fait capable de me perdre dans des détails de dessin que personne ne verra jamais... À la fin, à partir de mon dessin en noir et blanc, j’ajoute de la couleur numériquement.

Côté style graphique, il y a trois parties : la première pleine de perspectives qui traduit l’effusion et la folie urbaine, la seconde où Manel cède à la pression de la présence où l’on se retrouve en noir et blanc, et la dernière, où dans le Grand Vide, elle renoue avec la nature, les traits se font plus ronds et doux. Vous vous autorisez une grande liberté (également dans le format des cases et des planches) – qui pourrait aller à l’encontre de l’idée de base de la bande dessinée qui voudrait que tout soit précis et cadré –, pourquoi ces choix ?

C’est très juste ! Et je n’avais rien vu ! Je dessine un peu à l’instinct, j’ai besoin de ressentir de l’émotion et du mouvement en me relisant, l’ambiance du récit doit être bien retranscrite par le décor ou la pose que je dessine. Mais je ne pense pas que je me formule si clairement ces intentions de dessin dans ma tête, c’est plus une recherche de justesse dans le ton et le dessin. Faire exploser les cases est pour moi un procédé de composition de planche qui m’aide à accentuer le mouvement ou à appuyer sur un élément de la narration. Si je remarque que faire déborder un pied ou une main de la case ajouterait du dynamisme au personnage, je n’hésite pas ! J’aime aussi ne pas m’ennuyer quand je dessine, alors je pioche un peu dans tous les tons de dessins qui me stimulent. J’essaye de construire un langage graphique au fur et à mesure de mes envies.

On retrouve aussi quelque chose de l'Asie dans le livre, entre les références manga et une ville inspirée de votre séjour à Shangaï ?

Ma relation avec le manga est bien plus ancienne. J’en lisais énormément quand j’étais ado, j’étais une otaku gothique qui passait sa vie au rayon manga à la bibliothèque municipale. Toutes les bédés que je dessinais à cette époque étaient entièrement pompées des mangas que je lisais, et j’ai sans doute intégré leurs codes à ma façon de raconter. J’en lis toujours avec beaucoup de plaisir d’ailleurs ! J’ai tiré de mon séjour à Shanghai plutôt une expérience de dépaysement, une façon d’expérimenter à la première personne le fait d’être moi-même larguée dans un univers dont je ne comprenais pas les codes, comme mes pauvres personnages dans mes bédés... Il y a une certaine ambiance shanghaïenne de rues chargées de tout petits commerces et d’urbanisation différente de ce qu’on peut trouver en France qui peut se ressentir dans Le Grand Vide, même si je n’ai pas cherché à ancrer cette ville dans un lieu connu en particulier.

Manel Naher est le seul personnage dont les mouvements sont amples, énergiques, il y a un vraiment un dessin du mouvement…

Je crois que je suis moi-même montée sur ressorts... Quand je fais mes crayonnés, je ne tiens pas en place : je me lève, je pose ma planche dans un coin sombre à cinq mètres pour pouvoir voir comment elle donne si jamais on la regarde de très loin, je retourne ma feuille, bref je saoule toutes mes voisines de bureau. Je me prends beaucoup la tête sur mes crayonnés, et je redessine souvent mes poses pour leur donner encore plus d’énergie. J’essaye de faireavancer le récit avec tout ce que je peux, de rester dans l’économie de mots pour éloigner le plus possible le récit d’une dépendance à une voix off. J’ai besoin que tout soit clair et fluide pour qu’on ne s’arrête surtout pas de lire ! J’apprécie moi-même en tant que lectrice la sensation de me faire emporter par un récit et de ne pas arriver à m’arrêter. Et puis c’est aussi Manel qui porte sur ses petites épaules toute l’histoire sur 200 pages, alors elle a intérêt à se bouger pour garder les lecteur.ices captivé.es ! Je voulais aussi mettre en avant le fait qu’elle se bat contre du vent en la faisant brasser beaucoup d’air...

Où se situent vos influences ?

Je puise mes influences dans des horizons plutôt variés. J’ai plutôt en tête du Ozamu Tezuka que j’ai beaucoup lu quand j’étais ado, ou les premiers tomes de Lucky Luke des années 40-50 que je dévorais quand j’étais petite, peut- être un peu de One Piece ? J’ai aussi été marquée par la façon de dessiner des personnages en proie à des bad trips de Michael DeForge dans Brat par exemple, que je trouve très dynamiques, ou une façon très libre de faire bouger les personnages qu’on peut retrouver dans Adventure Time.

Et puis, il y a tout ce travail sur les transformations et les expressions, on voit Manel « porter » une multitude de visages différents, pourtant, on la reconnaît toujours. Comment avez-vous envisagé ce travail sur les visages ?

Euh encore une fois un peu au pif... Je crois que j’ai toujours peur de tomber dans un dessin un peu trop réaliste ou trop figé à force de m’embarquer dans des histoires obscures de SF. Je suis aussi très attachée au langage de la bande dessinée et ce qu’il véhicule comme expérience de lecture, et j’essaye de l’exploiter au maximum pour en tirer toute sa force. Il y a peut-être un lien avec le fait que je m’exprime beaucoup par écrit avec des émojis, c’est quelque chose que j’associe de plus en plus à ma façon d’imaginer un dialogue ou une scène. En tout cas, je pense que cette grande variété de traitements graphiques des visages vient clairement du manga, qui n’hésite pas à mélanger beaucoup de styles de dessins au service de la même histoire. En relisant Fullmetal Alchemist de Hiromu Arakawa pendant que j’écrivais, ça m’a paru vraiment évident ! L’autrice raconte une histoire tragique tout en intégrant de l’humour et des scènes grotesques où les personnages plutôt réalistes d’habitudes sont mis en scène complètement caricaturés. Je suis fan.

Comment se sent-on après un travail comme celui-ci ?

Pfiou je suis vidée ! J’ai l’impression de sortir d’une tornade qui a duré deux ans... Je suis aussi plutôt satisfaite du résultat, ce qui n’arrive pas souvent, car j’ai eu la chance incroyable d’avoir eu beaucoup de temps et de soutien financier et moral pour pouvoir aller au fond de mes problématiques d’histoire et de dessin dès mon premier livre.

Quelle suite ?

J’ai du bol parce que j’ai toujours plein d’idées d’histoires qui traînent, alors je pense que c’est parti pour écrire des bédés pour toute la vie j’espère ! (Si le monde de la bande dessinée n’en a pas déjà marre de moi) J’ai envie d’écrire une histoire dans un univers avec plus de magie, proche de la fantasy. Et j’en ai marre de toujours construire des personnages qui vivent leurs aventures toutes seules ! Maintenant j’ai envie d’écrire une histoire pour un groupe de personnes qui ne seraient rien les un.es sans les autres.

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