Xavier Bouyssou

©Christophe urbain

Né après la chute du Mur à Agen, terre des mousquetaires, Xavier Bouyssou hésite longtemps entre l’animation de campings, le théâtre de marionnettes et la bande dessinée.

Après avoir fait les beaux-arts à Toulouse, puis l’Ecole Saint-Luc à Bruxelles, il a la chance de goûter aux trois. Publiant d’hilarantes bandes dessinées sur son compte Instagram, il parfait sa science du déguisement l’été venu. Dans Toonzie, son premier livre, Xavier Bouyssou prête ses traits à un personnage de gourou-auteur de BD raté. Avec Le livre Oracle, il dévoile une autre facette de sa personnalité, et fait de la bande dessinée le médium prophétique par excellence.

Bibliographie :

Toonzie, éditions 2024
Le livre oracle, éditions 2024

Quelques questions à Xavier Bouyssou,
à l’occasion de la sortie de son livre :
LE LIVRE ORACLE

Après le monumental Toonzie, tu reviens avec un Livre oracle fait de petits récits, initialement publiés sur ton compte Instagram. Ce rythme de quelques cases au format carré, c’est rafraichissant ? Un peu comme l’art de la nouvelle ?

C’est un format qui a été complètement contraint par Instagram, et en même temps qui avait du sens dans ma pratique. Je m’explique : j’ai commencé à publier dans l’univers du fanzine pendant des années, parce que je suis “un vrai artiste”. J’ai toujours eu pour souci de faire des fanzines les moins chers possibles car j’étais très pauvre, et que je pensais que 5 € c’était déjà beaucoup d’argent pour les gens. Au festival d’Angoulême, j’avais l’habitude d’en présenter un nouveau tous les ans. Mais quelques jours avant l’édition 2020, je n’avais rien en stock – car je travaillais sur le dossier de Toonzie qui serait bientôt signé chez 2024. Alors, j’ai fait un petit fanzine qui s’appelait L’Artiste Oracle. Pour aller vite, j’ai dessiné dans des petites cases carrées en gaufrier, qui m’empêchaient de me prendre trop la tête sur la composition de page ou les détails du dessin. Pour avoir une impression de densité narrative sur peu de pages, j’ai mis la narration en cartouche. C’était l’ancêtre du Livre oracle, il est toujours disponible aux éditions Le Mégot. C’est plus ou moins à ce moment-là qu’Instagram a permis de faire des posts avec 10 images dedans. Comme j’avais encore plein d’idées de petites prophéties, et qu’il suffisait de contraindre le format à 10 cases par histoire, j’ai commencé à les concevoir là. Je n’avais alors pas idée que ça serait publié ultérieurement. C’était juste un moyen d’assouvir mon fantasme : faire des fanzines gratuits.

Ces histoires courtes donnent l’impression d’un vrai lâcher prise de ton dessin, comme de ton sens aiguisé de la narration. Naissent-elles dans le jaillissement ou n’est-ce qu’une impression ?

Cela dépend véritablement des histoires, certaines ont vraiment jailli en une nuit, et d’autres ont maturé pendant des mois, voire des années, ce qui est assez pitoyable pour des histoires de 10 cases [rire]. Dans tous les cas, il y a bien sûr beaucoup plus de travail que je ne le laisse voir. Je conçois le métier d’auteur de BD un peu comme celui d’un comédien ou d’un circassien : tout doit avoir l’air facile. En réalité, la difficulté n’est pas de trouver des idées, parce qu’elles, pour le coup, me viennent un peu comme ça. C’est plutôt trouver l’angle qui va impacter en peu de cases, et surtout, surtout, faire tenir mon propos en 10 cases. On ne dirait pas, mais c’est très dur. Quand je crée une situation, j’ai envie d’en aborder plein d’aspects, mais je suis déjà à la case 9 et il faut conclure. L’essentiel du travail que me demande un strip est là : dans le ponçage, le polissage. Je passe des heures à trier mes idées, en faire le deuil, puis repasser sur le texte encore et encore pour enlever toutes les fioritures, toujours obtenir le chemin le plus simple et impactant. Donc à la fin, l’impression de simplicité est travaillée, c’est un pur effort de ma part. Mais grâce à l’interaction avec les gens sur Instagram, j’ai constaté un truc magique : ils se prennent au jeu et imaginent eux-mêmes quelles autres conséquences auraient les situations que je décris. Ils écrivent souvent en commentaire des idées que j’ai dû mettre à la poubelle faute de place. C’est incroyable non ?

Quel travail cela t’a-t-il demandé de passer du scroll de droite à gauche à la mise en page pour un livre ?

Beaucoup de jeunes auteurs émergent d’Instagram ces temps-ci. Le considérer comme du fanzinat gratuit et à plus grande échelle fait que j’adore l’idée d’apparaître au milieu du fil des gens, entre un mème, des images d’actu et des photos de leurs ami·es. J’aime l’idée d’être un strip dans le “magazine personnel” de quelqu’un. Mais en passant au livre, la question du format s’impose. Déjà, 10 cases, ça n’est pas facile à mettre en page. Ensuite, comment retranscrire le rythme de lecture qu’on a sur téléphone ? S’il y a eu plusieurs tentatives, aucune n’a encore fait école. Nous avons hésité sur le format, entre un gaufrier classique (6 cases par page) ou quelque chose de plus extravagant. Nous avons même envisagé, à un moment donné, de publier un livre carré, 1 case par page, qui ait la forme d’un cube parfait. Mais ça allait être pénible à lire. Au final, a émergé un format un peu saugrenu, mais pas trop : un tout petit format très allongé, qui a les mêmes proportions qu’un téléphone. Le rythme de 2 cases par pages est pratique pour la mise en page, et il permet d’avoir un rythme de lecture comparable à celui qu’on a sur téléphone, sans sombrer trop dans le gimmick comme si on avait fait une case par page. Et puis ce format tout allongé me fait penser à un petit recueil de poésie, ce qui est très flatteur pour moi et mon art. Notez que je dis « nous » quand je parle de la conception du livre. Je ne sais pas chez quels autres éditeurs je serais autant investi dans la conception de l’objet, mais chez 2024 en tout cas, c’est vraiment une réflexion que nous avons eu ensemble.

Il y a quelques années déjà, tu créais des « bulletins d’information sur le futur » signés L’ARTISTE ORACLE chez Le Mégot éditions. Est-ce à dire qu’il y a des prédictions inédites qui se baladent déjà un peu partout ?

Certains et certaines ont déjà eu une partie de ces prophéties, publiées sous formes de bulletins chez Le Mégot, en effet. Le format était optimisé pour passer dans une enveloppe et être envoyé directement par la poste. Mon rêve était que des gens en fassent envoyer à leurs amis qui ne connaissent pas. J’aime l’idée que quelqu’un reçoive un fascicule dans sa boite aux lettres, sans explications, dans une enveloppe argentée imprimée à son nom. Et qu’il ne sache pas trop si c’est sérieux ou pas, d’où ça vient, si c’est une secte qui lui envoie ça… bref que le statut de cet objet ne soit pas clair.

Comment travailles-tu ton dessin dans de si petits formats ? Change-t-il sous cette contrainte ?

Bien sûr ! De la même manière qu’il me faut simplifier mes histoires pour les passer en 10 cases, je dois simplifier mon dessin pour dessiner dans des tous petits espaces. En plus, les originaux sont tout riquiquis, beaucoup plus petits que ce qu’il y a dans le livre, ce qui est une façon débiloïde de travailler. Les petites cases me permettent d’épurer mes compositions. Comme beaucoup de dessinateurs, je cherche l’épure tout en compliquant tout, tout le temps. C’est pour ça que je travaille ainsi : dans l’espoir de faire des dessins minimaux et lisibles. Mais au final je finis par blinder de détails minuscules au critérium et je me pète les yeux.

Ton amour du détournement des codes de la SF, du cartoon et de l’absurdité de la modernité se mêlent à des questions existentielles essentielles, dans un avenir proche et (im)probable. C’est la clé ? Trouver le juste décalage en grossissant
les travers d’aujourd’hui pour des
demains encore plus dystopiques ?

Franchement, je ne réfléchis pas aussi loin. J’ai des idées et quand je les trouve touchantes ou troublantes, je les dessine. Je travaille comme un artiste brut… J’aime bien les tentatives que les gens du passé ont eu d’imaginer notre époque. C’est touchant dans tous les cas, que ce soit des dessins des années 1920 où ils sont complètement à la masse et imaginent des voitures volantes, ou des récits cyberpunks des années 1980 où ils imaginent en substance (et avec un filtre SF) la société d’aujourd’hui. Ce que j’aime dans les prédictions, c’est l’idée de m’adresser non seulement à mes contemporains, mais aussi aux gens du futur. J’aime bien l’idée que les gens du futur aient ainsi accès aux rêves et aux cauchemars que les « grand anciens » avaient pour eux.

Tes chakras et tes récepteurs créatifs biens ouverts, tu sembles nager dans le futur comme dans ta baignoire, bien installé mais un peu à l’étroit tout de même, obligé d’y projeter des choses de ton adulescence. Pour te citer : « La nostalgie collective est le ciment d’une génération. » Le futur de l’Oracle est hanté par quoi selon toi ?

On vit quand même dans un bain bien nostalgique là, non ? Il y a tellement de reboot, de remakes… Je sais pas ce que ça veut dire sur notre société, notre système économique et médiatique, et sur l’état d’esprit de notre génération mais… C’est quand même troublant, non ? Il doit bien y avoir un sens derrière cette « culture doudou ».

Il est, par exemple, question de jeux vidéo accessibles sur des écrans de paupière Nintendo, offrant des techno-rêves narcissiques et des placements produits dans des pubs la nuit, mais certifiés non intrusifs…

Mon point de vue là-dessus est ambivalent, parce que s’il y avait vraiment un dispositif permettant de jouer en réalité virtuelle juste en fermant les yeux, je serais le premier à vouloir ça. Ma génération – j’ai 30 ans – a quand même connu la désillusion : le capitalisme est hors de contrôle, la société est super dure, à ce qu’il paraît on est en train de polluer la Terre à fond… Mais il y a un intérêt à être né au moment où je suis né : l’évolution des technologies. C’est extraordinaire de vivre ça ! Internet, mais wow ! Et les jeux vidéo ont fait un tel chemin depuis mon enfance ! J’ai grandi dans un monde où tout avance à une vitesse incroyable, et chaque année sortent de nouvelles évolutions qu’on n’aurait même pas imaginées voir de notre vivant. On vit déjà dans le futur. Et ce n’est pas rien de vivre et de grandir là-dedans. Tout est ouvert, tout est possible ! La technologie est, pour moi, comme les Toons dans ma BD précédente : quelque chose de très attirant, enthousiasmant, “parfait”. Et en même temps, ce sont des véhicules du capitalisme, et surtout il y a quelque chose de « mort », et d’effrayant dans les Toons comme dans la Tech.

La drague du futur laisse peu de place au hasard, voire au choix ! Au point que Tinder est gangréné par des acteurs faisant du « terrorisme sentimental » en disant leurs quatre vérités aux élites paumées qui y cherchent du réconfort. La lutte anti-capitaliste prend de nouvelles voies…

Oui bon, je crois pas que faire pleurer des filles soit efficace pour triompher du capitalisme, hein. Ce qui m’intéressait dans cette idée, c’est que le fond du combat est juste, mais la façon de faire est clairement macho-bizarre. Il y a rarement une chute dans mes strips. Ce qui m’intéresse souvent par contre, c’est la mise en tension de deux concepts (dans ce cas-là : lutte politique à la « action directe » / « incels »). Je trouve que ça sert à ça, entre autres, de faire de l’art. Essayer de trouver des points de tension dans la société et les faire apparaitre, en espérant que le lecteur soit un peu touché quelque part.

Les Algorythmes décideront pour nous, à partir des méta données de nos traces numériques, avec qui matcher et quand rompre dans un cycle infini où il n’est plus question de choisir, ni de se tromper !

Avouez que ça serait doux de ne plus avoir à se poser de questions sur l’amour… Tout serait géré pour nous et on n’aurait plus qu’à se laisser glisser d’histoire d’amour en histoire d’amour… Moi j’aimerais bien qu’une IA décide pour moi avec qui je dois sortir. Et si tu es honnête avec toi-même, Thomas, toi aussi.

Pour en finir avec la technologie, les -18 ans portent un masque en permanence pour protéger leur identité numérique et le rap est mort, remplacé par une bot music produite par l’IA qui chante en boucle des prénoms d’ex !
La BD est devenue une contre-culture,
les auteurs désabusés, toujours pauvres et asociaux, sont des sex symbols rebelles, sans causes dans un monde sans dieux, puisque ne l’oublions pas, Toonzie est mort lui aussi…

Je profite de cette question pour clarifier : il n’y a pas de continuité entre les prédictions, ni avec Toonzie. Enfin, oui, mais non. C’est un peu pareil mais… Bref ! À cause des Marvel et de la culture geek, les gens cherchent de la cohérence et de la continuité partout. Chaque prédiction du livre est une entité indépendante et « annule » les précédentes. Enfin, elle ne les annule pas, elle coexiste avec elles. Mais voilà, chaque prédiction est une tentative indépendante. Chaque strip est comme une flèche de feu lancée à l’aveugle dans la nuit des âges. La cible que je vise est simple : que des choses que j’ai prédites arrivent. Ainsi les gens du futur verront en moi un génie, et ma gloire n’aura pas de fin.

Dans deux, trois ou quatre décennies, le monde est toujours régi par le patriarcat, la bouffe et la weed, et un monstre capitalistique jusqu’auboutiste qui forme une société anarchiste de droite, reposant sur les seules skills perso. La gentrification touche désormais les cités françaises, entre néo-bobos et artistes, grâce à une mythologie hip-hop. Dehors tout est resté pourri mais dedans, ce sont des lofts sur un étage ! C’est le grand remplacement…

Assez ironiquement, l’atelier dans lequel j’ai écrit la majorité de ces strips est situé dans un quartier très populaire de Bruxelles. Et bizarrement, depuis que j’y suis, il y a quelques commerces un peu “bobos” qui ont ouvert. Personnellement, je gagne très mal ma vie pour l’instant et je ne me sens pas dans le cœur de cible. Mais qu’adviendra-t-il quand, grâce à nos amis journalistes et libraires, ce livre sera un succès commercial ? Vais-je rester intègre, ou bien vais-je commencer à « penser à devenir propriétaire » comme la plupart de mes amis trentenaires ? Vais-je commencer à me plaindre des ouvriers qui n’avancent pas assez vite sur les rénovations, en sirotant un kombutcha tout acide ? Et mettre les gosses que je ferai dans une école privée en attendant en silence que le quartier devienne « convenable » ?

Rêve général que la dissolution de la Police, remplacée par des gardiens de la paix Next Gen. Les MDR (mousquetaires de la république) ont des fusils à lunette et une plume tricolore, et bientôt leur série HBO avec Idriss Elba en Richelieu ! Un succès qui, seul, fera baisser les tensions avec la population…

Dans ce strip, je prédisais aussi qu’Eva Green jouerait le rôle de Milady, ce qui est arrivé deux ans plus tard dans le film Les Trois Mousquetaires avec Romain Duris et Vincent Cassel. Cette prédiction s’est donc révélée exacte. Malheureusement, au moment où j’ai posté ce strip, un communiqué de presse avait déjà annoncé (dans l’indifférence générale) que le film allait se faire et qu’Eva Green serait dedans. Je n’avais pas connaissance de ce communiqué quand je l’ai écrit, mais un doute subsistera toujours chez les sceptiques. Ce strip ne suffit donc pas comme preuve de ma clairvoyance. Mais vous allez voir, plusieurs des autres arriveront aussi…

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