Sophie Guerrive
©Christophe urbain
Sophie Guerrive est née en 1983 à Marseille et a étudié à l’université d’Aix en Provence, puis à l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg. Elle collabore alors ponctuellement à des fanzines et des revues, puis monte une petite galerie d’illustration à Marseille qui n’aura qu’une existence éphémère — mais intense.
Bien décidée depuis l’enfance à faire de la bande dessinée, sous l’influence des strips comme Peanuts, Calvin et Hobbes ou Mafalda, elle commence à publier en 2007. Débutant par des histoires courtes, légères et minimalistes inspirées du format strip, elle développe progressivement, en parallèle, une œuvre dessinée influencée par l’enluminure médiévale, la gravure et l’estampe japonaise. Ses récits sont souvent teintés d’aventure et d’humour absurde, et l’on y retrouve ses thèmes de prédilection que sont l’univers marin, le voyage initiatique, les périodes antiques et médiévales ainsi que tout ce qui touche au symbolisme visuel ou narratif.
Résidente de la Maison des Auteurs d’Angoulême entre 2013 et 2017, elle vit et travaille à présent quelque part sous un pin, près d’une calanque.
Bibliographie :
série Tulipe (5 tomes), éditions 2024
série Le Club des amis (4 tomes), éditions 2024
série Crocus (6 tomes), éditions 2024
Eden, éditions 2024
Capitaine Mulet, éditions 2024
Quelques questions à Sophie Guerrive,
à l’occasion de la sortie de son premier livre :
L’Hiver de Tulipe
C’est le quatrième album de Tulipe. Qu’est-ce qui, dans ce projet, ne te lasse pas, te donne envie de poursuivre avec les mêmes personnages, dans la même forme ? Quelle énergie sous-tend ce projet ?
Je ne l’avais pas prévu. Après le troisième, je pensais arrêter. Je me disais que j’allais me répéter un petit peu. Et ça me mettait une pression parce que c’était tous les ans et ce n’était pas ça que je voulais faire avec Tulipe. Mais finalement, j’ai eu envie d’en refaire. En fait je pense que c’est le confinement… A chaque fois que je suis un peu déprimée, je me raccroche à Tulipe. Comme c’est très court, que ce n’est pas un de ces projets qui demandent beaucoup de souffle, ça me remotive. J’y reviens toujours. Là, en ce moment, je n’en fais plus, et il y aura sûrement des années où je n’en sortirai pas. Peut-être même pendant trois, quatre ans. Je me laisse libre. Si ça se trouve, ça sera le dernier aussi. Je ne me force pas parce que si je me force, ça ne marche pas.
C’est presque des dessins quotidiens…
Oui, c’est presque un journal. Je ne suis pas très douée pour faire des projets de longue haleine. En plus, au départ, vraiment, c’était fait pour Internet, donc je garde cet esprit-là. C’est plus important pour moi de le publier sur les réseaux sociaux.
Qu’est-ce qui te va bien dans le fait que ça soit sur les réseaux ? Que ca soit un partage quotidien ?
Je ne sais pas. Déjà je n’ai pas de projet, cette pression de me dire que dans un an, il faut que j’aie fini tel album. Donc c’est vraiment quelque chose d’immédiat que je publie et qui se vaut pour lui-même. Et puis il y a aussi le fait d’avoir des retours. C’est assez chouette. Une fois que l’album est sorti, je suis déjà passée à autre chose, je suis en général sur un autre album. Les retours qui arrivent à ce moment sont un peu obsolètes pour moi.
Retrouver ces personnages, cela suscite quels sentiments chez toi ?
En fait, avec le temps tu les connais. C’est presque comme si ce n’était pas moi qui inventais. Ce sont eux qui ont leur propre vie, donc je les laisse un peu guider les choses. Je n’ai pas l’impression de vraiment réfléchir à une histoire. Une fois que leurs caractères sont établis, ça se fait presque tout seul. Il est probable que je me répète de temps en temps. Le jour où je me rendrai compte que je me répète tout le temps, j’espère que j’arrêterai. Mais ça fait aussi partie du jeu de se répéter. Il y a des gens qui arrivent en cours de route, et puis on oublie, il y a des petites variations… Je suis nulle en musique mais c’est un peu comme dans le jazz où tu as des répétitions mais à chaque fois ça change un peu. Tu arrives à quelque chose d’un peu différent alors que tu as l’impression que tu as toujours dit la même chose. C’est un peu le même principe, oui.
J’imagine, en t’écoutant,qu’il n’y a pas d’angoisse liée à des écueils. C’est plutôt un travail spontané.
Le fait d’avoir des retours, ça m’évite ça. Parce que, de temps en temps, ça peut m’arriver de faire quelque chose qui sort un peu du ton et je me rends compte que ça fonctionne moins bien. Donc je me dis : il ne faut pas que j’aille dans cette direction. Ou alors : ce strip-là, je ne vais pas le mettre dans l’album. C’est un peu un garde-fou. Maintenant, les éditeurs me font confiance donc ils ne me disent plus rien… ! C’est même moi qui leur dis : Non mais on va enlever ça quand même c’est moche ! Donc les réseaux, ça fonctionne bien : il y a des gens qui parfois vont réagir ou alors il y a une absence de réaction…
Et le passage par le Club des amis et le retour après à Tulipe, ça a provoqué quelque chose dans ton travail ?
Tulipe a rajeuni ! Parce que mon trait s’est un peu modifié, je ne l’ai pas trop contrôlé. En fait, je ne m’en suis pas rendue compte et apparemment ce n’est pas gênant. Oui, du coup, j’ai envie de mettre des clins d’œil, dans les deux sens. C’est-à-dire que maintenant, ils vont pouvoir parler de leur jeunesse. Je n’ai pas forcément envie que cela soit très lié, qu’on soit obligé d’avoir lu les deux, parce que ce n’est pas le même public.
Ce n’est vraiment pas le même public ?
Tulipe c’est quand même plus adulte, même si je sais qu’il y a pas mal d’enfants qui le lisent. Mais ce n’est pas vraiment pour eux. Alors que le Club des amis, c’est vraiment pour les petits. Mais, c’est pareil, il y a des adultes qui le lisent sauf que spontanément, quelqu’un qui ne lit pas trop de bds ou qui ne me suit pas, ne va pas acheter ça à 40 ans.
Et dans Tulipe ? Quelque chose a changé au fil des 4 albums ?
Je ne m’en rends pas compte. parfois l’éditeur me dit : Ton Tulipe, il a l’air d’avoir un peu rajeuni là ! Et puis c’est normal, toutes les séries évoluent en fait. J’ai simplifié : au début je mettais des hachures, j’en mets de moins en moins. Et puis le format a changé aussi. Je ne m’interdis pas des petites évolutions du moment que ça sert le propos.
Ce que j’ai énormément aimé dans Tulipe c’est que c’est quelque chose de quotidien et ce n’est pas l’actualité. Il n’y a pas un rapport direct et, même temps, on voit très bien que tu nous parles de notre vie, de notre monde aussi. Il y a le thème de l’écologie par exemple… Est-ce que t’as l’impression que c’est ton propre rapport au monde qui se reflète ici ?
Oui, j’imagine, je ne sais pas trop. Je pense que j’absorbe des infos mais je ne me dis pas : je vais parler de ça. C’est juste que, comme tout le monde, j’entends des trucs et nécessairement, ça m’influence. Après, je n’aime pas trop parler de l’actualité. J’ai fait un petit écart dans le 4, parce qu’en fait, en plein confinement, je me suis vraiment raccrochée à Tulipe. J’étais un peu angoissée donc je me suis dit que j’allais essayer d’en parler mais c’était vraiment une exception. J’ai vraiment hésité à le mettre dans le livre. Je disais à l’éditeur : ça, ça sort un peu du lot, est-ce qu’on ne ferait pas peut-être un petit livret séparé… Il m’a dit que ça fonctionnait bien donc on l’a mis. Mais sinon je n’aime pas trop parler de l’actualité parce que je n’y comprends rien et je me dis que je vais être à côté de la plaque. Moi j’ai besoin d’avoir beaucoup de recul sur les choses. Je préfère l’histoire et des choses très lointaines que ce qui se passe maintenant. Je suis vraiment la dernière personne qui peut dire quelque chose là-dessus. Jamais je ne ferai des dessins d’actu, ce n’est pas mon truc. Mais c’est vrai que les gens s’attendent tellement à ce que ça soit lié à l’actualité qu’ils trouvent toujours quelque chose.
Oui, en effet, c’est peut-être une réaction de lecteur…
Oui c’est ça. Ils ont des réactions très différentes en fonction de leur vécu.Parfois, ils me disent « Ah oui ça parle de ça ! », et c’est quelque chose qui s’est passé le jour même et je n’étais pas au courant. Ah ben oui, si on veut… !
Il y a une autre chose quie est présente - et pas que dans ce quatrième album - c’est que tu parles de l’écriture elle-même. Il y a Violette qui tente d’écrire des petites choses et c’est raconté avec un recul et un humour très agréables. Quand elle parle notamment de l’inspiration, de la maturation nécessaire à l’œuvre, Tulipe tique un peu en lisant le poème en question. Et puis Violette avoue finalement à la fin: « Bon techniquement, ça m’a pris deux minutes » ! Tu sais d’où ça vient ce geste de donner une place à l’acte même de création ? Est-ce que c’est quelque chose qui t’amuse cette espèce de mise en abyme du geste d’écrire ?
Forcément, ça fait partie de ma vie, donc j’en parle. Après, depuis mes débuts dans la bd, il y a toujours plus ou moins un personnage un peu poète, que j’aime bien parce que j’aime bien inventer des poésies débiles depuis que je suis petite, avec mon frangin. Et j’aime bien les replacer de temps en temps. Donc c’est pour rigoler, vraiment.
Et ça te ressemble un peu ? Surtout quand il est question d’écrire sur « presque rien », de n’atteindre seulement que des « petites idées » ?
Oui, oui, bien évidemment. Après il y a quelque chose de plus sérieux, il y a des gens qui cherchent des conseils. Moi je me sens pas placée pour donner des conseils et c’est vrai que j’utilise un petit peu ça pour parler de ma façon d’écrire. Je rencontre de temps en temps des étudiants qui font peut-être les mêmes fautes que moi, c’est parfois gros comme une maison, donc j’ai envie d’en parler un petit peu. Mais, gentiment, sans être dans le conseil ou dans l’enseignement, parce que ce n’est pas mon rôle et puis chacun a sa technique.
Il y a quelque chose qui va encore plus loin, c’est une forme de distanciation, quand, par exemple, Violette râle parce que Tulipe a cette image d’ours zen alors qu’il reste contre son arbre et qu’il ne fait rien de la journée. Et « Tout le monde crie à la poésie ! » dit-elle en s’offusquant.
Oui, oui ! Il y a des gens qui m’envoient des messages sur les réseaux, me décrivant comme « poétique », « philosophe », et pour moi ce n’est pas du tout ça et ça me met mal à l’aise plus qu’autre chose. Je m’étais fait interviewer par Arte et c’était une grande erreur Je me suis rendue compte après coup que c’était une série sur la bd et la philo et ils me demandaient ce que je lisais alors que, ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, mais je ne lis pas de philosophie. Ca me met un peu mal à l’aise parce que j’ai l’impression que les gens pensent que j’essaie de prétendre faire le philosophe. Vraiment ce n’était pas mon objectif. Je ne veux pas donner de leçon. C’est un peu l’écueil qui me fait très peur avec Tulipe : d’avoir l’impression de donner des leçons et d’enseigner quelque chose. Si un jour, les gens ont l’impression que je fais cela, j’arrête totalement. J’ai horreur de ça. Quand je lis une bd et que je sens qu’elle veut m’apprendre plein de choses, ça m’énerve.
Toujours à propos de cette fausse sagesse que tu mets en scène, il y a un autre exemple, lorsque Violette évoque une discussion avec sa grand-mère et dit : « Elle a dit « Je ne sais pas » » et Tulipe lui répond :« C’est une bonne réponse ».
Oui voilà, mais ce n’est rien en fait. A chaque fois qu’il y a une sorte de conclusion, je rajoute toujours quelques cases pour rouvrir le truc, histoire qu’il n’y ait pas de réponse. Nulle part. Parce que je n’en ai pas des réponses. Donc voilà, après les gens mettent ce qu’ils veulent. Je crois que c’est ça qui fonctionne dans cette histoire. Les gens s’y reconnaissent bien. Et puis les gens, ils veulent entendre parler d’eux tout le temps. Et comme je ne les connais pas tous un par un… !
C’est un endroit et c’est comme une présence…
C’est vraiment l’impression que me faisaient justement les strips que je lisais quand j’étais petite. Quand j’étais petite, je lisais beaucoup Mafalda. J’habitais à Marseille, je jouais beaucoup avec mes copains, sur le trottoir, (à l’époque, il y avait moins de voitures !) et je m’y reconnaissais un peu. Il ne se passait rien dans ce strip et en même temps, c’était hyper familier. Il y avait la même épicerie dans mon quartier. Là c’est moins réaliste, forcément, ce sont des animaux, mais bon. C’est marrant, par exemple, quand j’étais à Angoulême, en résidence, au moment où j’ai commencé Tulipe, j’allais souvent au café avec le même groupe de gens et à chaque fois ils me disaient : « Alors c’était qui le strip aujourd’hui ? Tu parlais de qui ? ». Ils pensaient tous que c’était l’un d’eux (« Alors moi, je suis qui ? »). C’était vrai et faux en même temps. Forcément, je m’inspirais d’eux, mais il n’y en avait pas un qui était un tel. C’était rigolo. Du coup je m’étais amusée à faire un horoscope et puis sur les réseaux sociaux, il y avait un test pour dire « quel personnage es-tu ? ». Ce genre de choses qui plaît bien…
Est-ce qu’ il y a un travail sur le côté très dépouillé du dessin et surtout, sur la vitesse du récit ? On peut avoir une lecture très rapide de Tulipe. Toi, à l’endroit du dessin, est-ce que c’est quelque chose que tu travailles particulièrement ?
Oui, normalement, ça se lit vite. C’est une petite musique intérieure que j’essaye de suivre parce qu’il y a un rythme dans les phrases. Je ne compte pas non plus les pieds mais ça doit couler. Je n’aime pas quand il y a une phrase trop longue, ou trop courte, qui ne fonctionne pas. Il faut vraiment que ça soit très simple, très facile. Parce que justement, à l’origine, c’était destiné aux réseaux, donc il fallait que ça soit hyper rapide à lire. En plus les tout premiers n’avaient que 4 cases. Après, pour moi, la bd c’est vraiment une histoire de rythme où tu ne dois pas bloquer. Les bds où il y a des dessins très compliqués me gênent souvent. Sauf si t’achètes le bouquin pour les dessins, ça c’est une autre affaire. Pour mois, il y a les bds qui s’inspirent de la littérature et les bds qui ressemblent au cinéma. En fait, tu vas avoir des gens qui vont vouloir faire des effets spectaculaires et ça, pour moi, ça se lit moins facilement, parce que c’est plus visuel donc tu vas t’arrêter à chaque image, tu ne vas pas filer. Et puis après tu as des bds, comme celles que je fais, qui sont plus du côté littéraire. En fait, mes trucs, je pourrais les écrire, quasiment, sans dessins. Le dessin, il est presque là pour donner un petit rythme, soutenir un peu les choses. Quand j’étais enceinte, je n’arrivais plus à dessiner et je me suis amusée, histoire d’alimenter un peu mes pages, à mettre seulement les textes que j’écrivais. Ca faisait comme des haïkus et en fait ça fonctionnait tout seul. Et je mets encore les dessins parce que je ne sais pas, ça vend mieux quoi… ! Mais en fait, à la limite, il n’y en a pas besoin.
C’est intéressant parce que je me demandais s’il y avait une écriture des dialogues qui précédait le dessin ?
Pas forcément. Souvent, ça va tout de suite. En fait je vais l’écrire sur mon téléphone, ou sur n’importe quel autre support, au moment où j’ai l’idée et il faut que ça fasse 16 cases, donc je compte et hop je passe direct au dessin. Des fois je fais les choses directement mais du coup il faut que je compte donc c’est un peu plus pratique de l’écrire avant.
Pour faire contraste avec cette question de la rapidité, il y a quand même quelques planches pleines…
Ca, c’est encore une question de rythme parce que ce sont des strips qui sont rapides mais quand même assez intenses. On ne peut pas en lire plein, donc je mets des pauses.
Ce sont des ponctuations ?
Oui tout simplement. Et puis je pense que les gens ne le lisent pas d’une traite non plus donc c’est là que tu vas peut-être le poser. Et puis ça me fait rajouter des pages quand je n’ai pas mes 100 pages !