Benjamin Adam

©Christophe urbain

Benjamin Adam est auteur de bandes dessinées. C’est aux Arts décoratifs de Strasbourg qu’il rencontre, entre autres, Matthias Picard, Donatien Mary… et 2024. Après sa sortie en 2007, il s’installe à Nantes où, depuis, il partage son temps entre projets collectifs et bande dessinée. Après de nombreuses collaborations en presse et édition jeunesse, notamment chez Bayard Kids pour Ulysse (2011) avec Christine Palluy, il publie aux éditions La Pastèque, Lartigues & Prévert en 2013 et Joker en 2015, tous trois nommés dans les sélectionnés au Festival d’Angoulême. Depuis, il s’est essayé à de nombreuses reprises au reportage et au documentaire en bande dessinée avec La Revue Dessinée, Topo et XXI avant de publier Soon (Dargaud, 2019) avec Thomas Cadène, double récit d’anticipation qui mixe les codes du documentaire et ceux de la science-fiction.

Pour 2021, il sortira deux livres, l’un seul avec les éditions 2024, UOS, un grand format muet post-apocalyptique sur la transmission et la trace qu’on laisse après notre passage, et Fluide, avec Thomas Cadène et Joseph Safieddine (Dargaud/Arte).

Bibliographie :

UOS, éditions 2024

Vazy téma benjamin

Vazy téma benjamin ✾

Quelques questions à Benjamin Adam,
à l’occasion de la sortie de son livre :
UOS

Vous dites qu’UOS est le résultat de tout ce vous n’avez pas pu « dire » et dessiner dans Soon, comment ça ?

Comme beaucoup de dessinateurs, je vois bien que j’ai une attirance esthétique pour le désastre. Ça peut sembler un peu sinistre, mais il y a quelque chose de tellement puissant là-dedans ! En écrivant Soon avec Thomas Cadène, on s’est astreints à ne pas écrire une dystopie. En tous cas, pas uniquement. Il nous a semblé plus intéressant et plus porteur de faire l’effort d’imaginer un monde à venir qui ne soit pas nécessairement pire que celui d’aujourd’hui ou celui qu’on nous promet. Ce qui en a découlé, c’est que certaines envies graphiques sont restées au placard parce que ça n’était plus le sujet.

Est-ce à dire qu’il peut être compliqué d’être pessimiste, voire catastrophiste, en BD ?

C’est compliqué tout court d’être pessimiste et catastrophiste, avant tout parce que c’est lourd à porter. La frontière est poreuse entre la lucidité qu’on peut prêter aux pessimistes et cette forme de complaisance qu’il peut y avoir à se dire que tout est foutu – comme une sorte de confort triste. Quand on fait un livre, en le commençant, on s’engage à vivre avec pendant quelques mois, donc il faut bien réfléchir en amont à ce qu’on va raconter. Si c’est pour déprimer à chaque fois qu’on commence à travailler… ! Dans un second temps,

il y a la question des lectrices et des lecteurs : qu’est-ce qu’on propose comme regard, comme vision du monde ? Et d’ailleurs, moi, est-ce qu’en tant que lecteur j’ai envie de lire un truc qui me plombe pour une semaine ? Ça fait beaucoup d’aspects à prendre en compte, et ça dépend des moments. Mais quoiqu’il en soit, maintenant, j’ai plutôt envie qu’il y ait une lumière, même minime.

« Comment espérer rendre palpable la présence d’un danger dans 1 000 ans, en prenant pour acquis que tout ce qui nous permet de communiquer aujourd’hui, toute notre histoire, notre culture, humaine, visuelle, n’aura sans doute plus cours ? »

Le parallèle avec Soon est assez évident, au niveau de la thématique bien sûr, mais aussi du style, des couleurs, voire des paysages dont certains se font écho, pourquoi ? Avez-vous travaillé au même moment sur ces deux livres ?

Non, j’avais terminé Soon depuis un an quand j’ai commencé UOS. À la base, il y avait ces envies non assouvies de dessin de villes cassées. J’ai beaucoup cherché la gamme de couleurs, à vrai dire, au départ j’avais l’envie d’être le plus loin possible de celles de Soon. Et puis en avançant, en constatant que les points de convergence étaient nombreux, j’ai accepté que ce soit deux projets cousins, et c’est devenu logique qu’il y ait un air de famille entre eux.

Pourquoi ce titre, UOS, les lettres qui restent d’une ville détruite ?

Pour moi, dans ce livre, il est beaucoup question du signe, de communication, de langage perdu. Les générations se sont succédé, tout un tas d’événements se sont produits qui ont altéré la capacité des humains à comprendre leurs ancêtres et leurs prédécesseurs. C’est pour cette raison que la dangerosité de l’endroit n’est plus respectée par ce personnage : il n’a eu que la transmission orale pour comprendre ce qui l’entoure, et à ce stade de sa vie, il s’agit plutôt de souvenirs qui s’estompent. Si on regarde bien, quand il s’assoit sous cet arbre et qu’il contemple le Centre au loin, on discerne ces trois dernières lettres à être restées accrochées au remblai : U, O et S. L’idée que le nom du Centre en lui- même soit perdu me plaisait, l’idée, mais que pour le personnage, ces trois lettres éparses aient acquis un sens. Pour lui, UOS, c’est devenu un nom, nouveau, bricolé à partir des vestiges, qu’il s’est approprié.

Dans UOS, et c’est induit par cette collection muette des éditions 2024 dans lequel il s’inscrit, il n’y a pas de littérature, comment avez-vous abordé cette contrainte ?

C’était un exercice en soi ! Un exercice intéressant qui m’a sans doute aidé à ne pas trop me perdre en route. La perspective de faire un livre de dessin, pas nécessairement narratif, à petite pagination, sans texte et grand format, c’était presque le miroir inversé de ce que je fais le reste du temps – et Olivier et Simon [Bron et Liberman, les éditeurs, ndlr] qui me connaissent bien le savaient quand ils m’ont proposé de réfléchir dans cette direction. Après, je me suis rendu compte, une fois de plus, que le dessin sans histoire m’intéresse peu, et j’ai cherché un moyen de nourrir cette exploration, même de façon un peu souterraine.

Les inserts viennent se superposer aux dessins et évoquent le passé, des flashbacks, pourquoi ce choix ?

Parce que sans ces inserts, le récit me semblait un peu sec. J’ai rempli un carnet de possibles pour cet homme et une fois tout ça ramené à quinze grandes images muettes, il n’en restait presque plus rien. Alors pour que ça existe, et pour donner quelques clés, même diffuses, et permettre aux lectrices et aux lecteurs de se sentir un peu plus proches de lui et de ce qu’il vit, j’ai recomposé le récit en y ajoutant ces inserts qui en disent un peu plus sur son passé, et pour rendre présentes ces questions de transmission brisée. Finalement, ça n’aurait pas fonctionné sans.

De fait, la lectrice et le lecteur sont invité·e·s à interpréter, à y voir ce qu’elles et ils veulent, ce qui est à la fois ardu et très ouvert, comment avez-vous pensé leur rôle ?

J’ai peu pensé aux lectrices et lecteurs, pour être honnête. Ou, dans un second temps. Dans ces inserts, j’ai cherché à rendre intelligible ce code couleur, par exemple, pour que ceux et celles qui souhaitent s’y retrouver puissent reconstituer une logique. Mais j’avais envie, pour changer de l’habitude mais aussi pour le plaisir d’essayer, d’être plus dans un ressenti que dans une affirmation claire.

La fin du monde, les souvenirs d’un monde perdu, les symboles d’un consumérisme déchu, la solitude, la place de la nature, la transmission qui ne s’est pas faite ; le sous-texte est assez dense ! Comment guidez-vous les lectrices et lecteurs au travers des nombreux fils que l’on peut tirer de la narration ?

C’est parti de l’envie d’une déambulation, et ça s’est étoffé petit à petit. Finalement, j’ai fait le pari qu’expliquer le moins possible aiguiserait la curiosité. On ne voit le personnage arriver que sur la septième double-page : je me suis rendu compte qu’avoir un personnage dès le début était un automatisme dans mon travail. Là, on l’attend, on l’espère, même : « Il va pas nous faire trente pages de paysages vides, quand même ? » Et puis, une fois qu’il est là, ce personnage, il y a quelques indices qui l’accompagnent. Quelques traces du passé, quelques bribes de son histoire. Mais je voulais que l’ambiance générale reste floue, et qu’on se demande si lui-même comprend encore le paysage qu’il arpente.

Il y a ce passage assez fort où le personnage fait face à un mur de dessins évoquant la grotte de Lascaux, il finit par recouvrir le mur dans un geste qui apparaît comme désespéré : à quoi bon laisser ces traces ! Qu’avez-vous voulu
transcrire ?

Une fin, ou une bascule irrémédiable en tous cas ! Je trouvais intéressant l’idée qu’il ait essayé de perpétuer ce qu’il avait appris, ce qu’il lui restait de cette mission héritée de son père, de son grand-père, mais qu’il n’ait plus que des gestes désincarnés, un rituel hors-sol, et que tout ça ait trop perdu en sens pour qu’il puisse continuer.

Ces visages sur le mur, qu’on peut imaginer comme étant ce qu’il a connu de plus proche comme humanité depuis des lustres, il les a recouverts pendant des années de traces de son passage. Au moment où on le rencontre, il n’y arrive plus, il ne supporte plus tout ça, alors il recouvre tout. Derrière tout ça, je suis fasciné comme beaucoup de monde par les peintures rupestres, par leur beauté bien sûr, mais plus encore par leur persistance tellement invraisemblable, par le vertige que ça provoque en nous. Explorer l’idée que ce que nous vivons et qui nous parait naturellement compréhensible et profondément réel devienne illisible pour nos descendants lointains me passionne. Comme essayer de voir dans notre monde les prémisses de ses propres vestiges à venir.

Vous dites ne pas être un spécialiste de l’anticipation et ne pas avoir beaucoup de références en la matière, alors pourquoi cette thématique ? Que vous permet-elle ? D’être politique, militant ?

Je lis et je regarde beaucoup de choses différentes, surtout ! Mais quelques romans d’anticipation des années 50 m’avaient fasciné quand j’étais adolescent, et je me rends compte depuis quelques années que ça a sans doute laissé plus de traces que ce que j’aurais imaginé. On peut faire entrer du réel dans toutes les formes de fiction, mais cet exercice qui consiste à se demander comment les choses pourraient tourner est passionnant. Si on tire le curseur du réel dans une direction ou dans l’autre et qu’on essaye d’imaginer ce qu’il en ressortira demain, dans un an, ou cinquante ou cent ans, c’est passionnant. La période qu’on vit s’y prête particulièrement, en plus. Là, aujourd’hui, (au jour de l’interview) on est la veille de l’investiture du nouveau président américain. Washington DC sera bouclée demain, quadrillée de forces armées – et en parallèle, on est en pleine pandémie, en pleine crise de tous les côtés… Quel monde découlerait d’une journée où, somme toute, la cérémonie se passe comme prévu, et au contraire quel monde naîtrait d’une cérémonie comme celle-là envahie de suprémacistes blancs ? Au-delà, ça me permet de faire exister mes préoccupations dans ce que je fais, de me sentir plus connecté à ce qu’on vit, et oui, d’avoir un travail politique voire militant, mais je ne suis pas sûr que ça tienne à l’anticipation.

Également graphiste, on vous sait très attaché à la mise en page, comment avez-vous travaillé avec les éditions 2024 sur cette question ?

C’est un livre assez simple formellement parlant, je crois. La principale embûche a été de me détacher de l’influence de Richard McGuire, dans Ici. Son livre est entièrement composé de doubles pages qui représentent strictement le même endroit, mais à des moments différents. On commence dans un appartement, et de pages en pages on parcourt le temps pour découvrir des bribes de la vie des gens qui ont habité là depuis la construction de l’immeuble, mais aussi avant qu’il n’existe et après qu’il n’ait été détruit ! Le dispositif est brillant : des petites cases surmontées d’une date cadrent l’une ou l’autre partie de l’image et sont disposées au fil des pages, ce qui permet dans un même espace de page de voir plusieurs moments différents. C’est génial… mais c’est à lui ! Ça renforce des envies d’images dans l’image qui sont là depuis longtemps, et c’était l’occasion de tester. On en a parlé avec 2024, par ailleurs on a aussi beaucoup discuté de la couverture, mais principalement parce que j’étais incapable de me décider : ajouter un décor dans le même registre que ceux qu’on trouve à l’intérieur pour prolonger son parcours, ou chercher une image forte, qui puisse annoncer le ton
du livre ? On a choisi la deuxième option.

Quelles ont été vos sources d’inspiration et de recherches ?

Parmi les composantes propres à ce projet, il y a, par exemple, un aspect tribal dans cette séquence où le personnage recouvre ses propres inscriptions – et ça correspond assez précisément à une lecture qui m’a marqué : Dans le grand cercle du monde, de Joseph Boyden. À la même période, j’ai aussi lu Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal. Au-delà de la coïncidence des titres, les deux romans sont très différents, mais ils ont en commun de mettre en scène la confrontation de mondes opposés : les colons chrétiens dans l’Amérique pré- coloniale, et des étudiants en arts dans des grottes pariétales. C’est drôle de voir comme les influences ressortent dans ce qu’on fait, à l’improviste. Au-delà, de façon plus dirigée vers le projet et les centres d’enfouissement nucléaires, j’ai découvert l’immensité de questions qui pouvaient s’y rattacher, mais principalement celle-ci : comment espérer rendre palpable la présence d’un danger dans 1 000 ans, en prenant pour acquis que tout ce qui nous permet de communiquer aujourd’hui, toute notre histoire, notre culture, humaine, visuelle, n’aura sans doute plus cours ?

En termes d’anticipation,de science-fiction, de dystopie, quelles sont les œuvres que vous appréciez ?

Pour les romans, j’avais découvert à l’adolescence Pieter Van Vogt, George Orwell, Aldous Huxley, Ray Bradbury, Philip K. Dick ou Barjavel – et plus récemment, dans les quinze dernières années disons, j’ai été marqué par La Route de Cormac McCarthy, par les romans de Margareth Atwood, ou par L’Anomalie d’Hervé Le Tellier ; en bande dessinée, ce que fait Manuele Fior depuis plusieurs années est assez fou, dans le genre (L’Entrevue, Celestia), j’avais adoré Les derniers jours d’un immortel (Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann), j’aime bien le travail de Robin Cousin (Des milliards de miroirs), quoi d’autre, Alt-Life de Thomas Cadène et Joseph Falzon est vraiment bien, Bolchoï Arena (Boulet-Aseyn) aussi, sans parler de tous les Lupus et Aäma de Frederik Peeters… Côté série, bien sûr l’inévitable Black Mirror de Charlie Brooker, The Leftovers (Damon Lindelof et Tom Perrotta), Years and years de Russell T. Davies. Pour les films, Premier contact (Denis Villeneuve), Her (Spike Jonze), Take shelter (Jeff Nichols)… Il y a pas mal de trucs mainstream, dans tout ça, je m’en rends bien compte. Je lis et vois aussi beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec tout ça !

Vous travaillez beaucoup avec la presse (Topo, Revue dessinée, XXI) et appréciez le travail documentaire, comme on avait pu le voir dans Soon, à quel point cela infuse-t-il votre travail personnel ?

Ça infuse beaucoup, c’est sûr. Mais c’est aussi une histoire de codes, au-delà du contenu : de la même façon que Tolkien créait une impression de réalité en intégrant des cartes, utiliser les codes du documentaire dans la fiction est tout sauf anodin. La voix off, le personnage en plan américain qui parle au lecteur, les intermèdes didactiques permettent d’immerger le lecteur dans la réalité de ce qu’on lui propose.

Comment regardez-vous ce moment que nous traversons, en pleine pandémie ?

Comme tout le monde, avec stupeur et trouille. Chaque génération vit ses moments d’histoire, à plus ou moins forte intensité, on partage en ce moment avec un nombre inouï de personnes une situation inédite depuis un siècle. Le monde politique perd pied, l’écart entre ce que veulent les gens et la façon dont sont gérées les choses s’accroît, le glissement vers un néo- libéralisme autoritaire se poursuit en accéléré… C’est devenu suffisamment incontournable pour que le travail d’écriture se doive, sans doute, de l’intégrer également : on a besoin de se reconnaître dans ce qu’on lit, ce qu’on voit. En tous cas c’est ma façon de voir les choses.

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Matthias Arégui