Anouk Ricard
© Tim Douet
Née dans le Sud de la France, Anouk Ricard étudie un temps à Aix-en-Provence avant de filer aux Arts décoratifs de Strasbourg. Elle en sort en 1995 puis s’installe à Marseille, puis revient à Strasbourg — partageant même, furtivement, notre chaotique atelier 2024 — puis repart pour Marseille. Autrice d’une œuvre pléthorique, publiée chez de nombreux éditeurs, son sens du gag et de l’économie de moyens font mouche partout où elle passe. Parmi ses oeuvres marquantes, citons Coucou Bouzon, Faits Divers, Boule de Feu (avec Étienne Chaize, aux Editions 2024), Ana et Froga, Plan-Plan Cul-Cul, Animan...
Régulièrement encensée par diverses récompenses (prix BD Libération 2012, prix Schlingo 2018, mais surtout, le prix spécial du Jury à Angoulême pour Animan en 2023), Anouk Ricard mériterait un prix créé spécialement pour elle, une sorte de Prix Nobel de l’humour absurde et décalé. On lui confiera la réalisation du trophée, et soyons-en sûr, il portera très bien la moustache.
Bibliographie :
Ducky Coco, éditions 2024
Boule de Feu, éditions 2024
Trois beaux bébés, éditions 2024
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Anouk Ricard
par Lucie Servin
Le goût de l’enfance
Ducky Coco est né il y a une dizaine d’années dans un fanzine. Les quelques planches publiées ensuite dans la revue américaine Kramers Ergot dirigée par Sammy Harkham, ont été traduites en français dans Fluide Glacial. Après une nouvelle apparition dans Picsou Magazine, Anouk Ricard envisage de poursuivre l’aventure dans un recueil de strips. « Au départ, je voulais faire uniquement des gags d’une seule planche mais j’ai finalement écrit des histoires de plus en plus longues, jusqu’à sept pages. Pour finir et tenir l’ensemble dans un recueil complet, j’ai simplement ajouté une introduction et une conclusion, aussi parce que je sais qu’il n’y aura pas d’autres albums, » confie-t-elle. L’album offre cette liberté et l’esprit du Far West favorise cette expansion, mais pour l’autrice, le western ramène surtout directement à l’enfance. Biberonnée aux BD que sa mère achetait, elle a lu tous les classiques de la BD d’humour. En grandissant elle enchaîne avec Gotlib, Reiser et Bretécher. « J’ai lu tant de BD que j’ai eu du mal ensuite à lire des livres sans images. Avec Astérix, Lucky Luke restait ce que je préférais. J’ai lu une vingtaine de fois chaque album. Le western pour moi c’était aussi le mardi soir, la dernière séance, les films qu’on regardait à la télé avec mon père, » précise-t-elle. Ce goût de l’enfance ressort avec l’évidence de son style, ses couleurs vives, ses décors acidulés qui s’épanouissent en pleine page. A l’image du rêve de Ducky dans un paysage de gâteaux et de bonbons, Anouk Ricard s’approprie le Far West avec gourmandise, imagine un pays des merveilles ouvert à tous les appétits. « Mes BD sont tout public et je tends de plus en plus vers cette ambition. C’est formidable de pouvoir, comme Astérix, toucher autant les enfants que les adultes. D’ailleurs, déjà avec Anna et Froga, en écrivant pour la jeunesse, je réfléchissais à des dialogues qui puissent plaire aussi aux adultes. Les enfants ne sont pas des benêts. Quand ils ne comprennent pas tout d’une blague, c’est comme dessiner une porte sur le monde des adultes, c’est intriguant » commente-t-elle. La remarque vaudrait aussi pour les adultes car ne pas tout comprendre fait le charme saugrenu de son humour absurde.
Un western cute
Depuis Commissaire Toumi, Boule de Feu ou encore Animan, Anouk Ricard s’est fait une spécialité de la parodie de genre. Le western s’inscrit dans cette lignée. « J’aime détourner les codes et les clichés, ça m’inspire et ça me donne envie de dessiner. Imaginer un western m’a conduit à faire quelques recherches pour imaginer les décors et les costumes. J’ai rouvert mes Lucky Luke et regardé des photos du Far West », affirme-t-elle. Derrière l’apparence d’un graphisme simplifié, Ducky Coco regorge de détails et d’éléments empruntés à l’esthétique du western. On y retrouve Monument Valley, les diligences et les bonimenteurs, les villes de l’ouest et leurs saloons, les rois de la gâchette et les chercheurs d’or… Pourtant, comme une fausse piste, les problématiques liées à la conquête de l’ouest restent en arrière-plan. En pied de nez à la grande aventure, la chevauchée de Ducky et Guiguitte évoque plutôt la virée touristique d’un cowboy en balade. L’autrice s’explique : « Je ne savais pas comment traiter avec humour des sujets lourds comme la thématique des Indiens qui est au cœur de l’intrigue de beaucoup de western. De même, je n’ai pas abordé la question des femmes. Je suis restée dans le « cute » ». Cette mignonnerie revendiquée évacue la violence au cœur de ces territoires sans foi ni ni loi et la vadrouille de Ducky Coco implique surtout un quotidien qui se résume à manger, boire et dormir sans oublier de se brosser les dents ni d’aller aux toilettes. « Il n’y a jamais vraiment de violence dans mes BD. A part dans le commissaire Toumi, je ne mets pas en scène la mort. Je suis tellement attachée à mes personnages, même méchants, que je n’aime pas les faire mourir », assume-t-elle. Ce refus de traiter la noirceur ajoute au plaisir et aux effets de surprise toujours drôles et inattendus.
Le jeu de l’absurde
Un exercice de style : plus qu’un western, la compilation des sketchs s’apparente plus à des variations sur le thème du Far West, conçu comme un terrain d’expérimentation par l’absurde. Anouk Ricard a l’âme d’une joueuse et elle aborde les grands espaces de l’ouest américain comme un jeu de plateau. La finalité ludique et récréative de son travail rejoint son goût pour l’improvisation, la fraîcheur de sa spontanéité. « Je n’écris jamais toutes mes histoires avant de les dessiner. J’aurais trop peur de m’ennuyer. En me lançant dans ces strips libérés de toute intrigue, je pensais que l’écriture serait facile. En réalité, ça a coulé beaucoup moins facilement que pour Animan où je pouvais me raccrocher au fil de l’histoire. J’aurais aussi pu ajouter des personnages. J’ai renoncé mais comme il n’y a pas de guerre, ni de conflit, je me suis retrouvée un peu coincée. J’ai imaginé mes situations autour des lieux ou des accessoires. J’ai même demandé des idées à une intelligence artificielle, mais les propositions étaient tellement nulles que je me suis résolue à tout faire moi-même », déclare-t-elle. Qu’à cela ne tienne, l’absurde fait sa loi, et le plaisir jaillit de l’incohérence et de l’incongru. Le cowboy et son cheval traversent le désert en visitant des villes à thèmes, de l’emblématique Carson town à la bien nommée Crazy town, en passant par Daisy town, le village fleuri ou encore Art town. Il en résulte une énumération aussi fantaisiste que la visite chez l’armurier et son catalogue d’armes à gadgets. « Inconsciemment je pense que cette idée m’est certainement venue du catalogue d’objets introuvables de Jacques Carelman, un livre qui m’a fascinée quand j’étais petite », se souvient-elle. Les ressorts de cet humour témoignent de ses goûts et de ses influences dans l’esprit des Monty Python ou des Nuls. Ils donnent à son univers les allures d’un magasin de farces et attrapes. Elle ajoute : « Avec ma manière de dessiner, on pourrait croire que mes personnages sont déguisés, qu’ils portent des perruques. Ils sont comme des figurines. Quand je lisais les Peanuts ou Mafalda, je rêvais de pouvoir tenir ces personnages vivants dans la paume de ma main, les toucher et les cajoler comme des doudous. C’est aussi ce que j’essaye de reproduire dans mes albums ».
La condition chevaline
« C’est gênant d’être traité comme une simple marchandise. J’ai des sentiments vous savez », proteste Guiguitte dès la première aventure, quand Ducky Coco arrive pour l’acheter. Qui du cheval ou du cowboy est le plus humain ? Malgré l’absence d’intrigue, le recueil entier s’articule autour de la relation entre le cowboy et son cheval qui parle, tantôt à son service, à quatre pattes en moyen de locomotion, tantôt compagnon intime, debout en bipède qui partage son lit et trinque avec lui. Anouk Ricard joue avec ces métamorphoses comme dans la diligence, où les passagers en face du cheval assis se dégoûtent de le voir manger avec ses pieds. Au-delà de la tradition anthropomorphe à laquelle Anouk Ricard se rattache, l’omniprésence du questionnement des rapports entre l’humain et l’animal est le centre de cet univers. Elle acquiesce : « La question animale me taraude. Quand je mets en scène la « vachinade », ce défilé de vaches peintes, c’est pour me moquer des lâchers de vachettes ou les courses de taureaux que je déteste. Plus ça va, moins je fais de différence entre l’humain et l’animal. Tout simplement parce que l’humain est un animal. J’ai même l’impression que ça s’inverse dans mes histoires, les humains deviennent des animaux et les animaux des humains. » Guiguitte, le cheval, aimante ces réflexions et tous les travestissements conduisent à réfléchir sur ces phénomènes d’inversions dans un esprit de carnaval. Elle nuance : « En réalité, je ne réfléchis pas, ça se fait naturellement, mais dans mes premières histoires, le cheval n’entrait pas dans les saloons, peu à peu je l’ai installé au comptoir ». On peut aussi lire Ducky Coco comme une magnifique histoire d’amitié entre un canard et un cheval, une domestication réciproque qui conduit à la création d’un ménage à trois, dans une cabane au fond des bois, autour d’une partie de poker avec un ours sauvage.
Fantaisie Farwest
Comprend qui peut. Anouk Ricard, elle, se place systématiquement hors-jeu. Difficile de déterminer la logique dans un recueil dont la revendication fantaisiste assumée tient dans le plaisir de goûter le sirop d’un cactus hallucinogène ou de se projeter dans les rêves d’un canard et d’un cheval. Sans queue ni tête, la fantasmagorie se dérobe toujours à l’explication univoque. La liberté du lecteur n’en est que plus grande. Anouk Ricard s’en amuse : « Il y a des choses que j’écris sans réfléchir et que j’interprète après coup. L’interprétation qu’en donnent les lecteurs peut aussi m’amener à réfléchir sur ce que j’ai fait. » Proche de l’expérience surréaliste, l’épisode Art Town est le plus long de l’album, il réintroduit cette thématique de l’art, déjà présente dans d’autres albums, comme Anna et Froga ou Animan. L’autrice se justifie : « Pour Art town, j’ai joué avec l’idée que la sensibilité artistique me semblait très éloignée de l’univers du cowboy. » Consciemment ou non, cet épisode éclaire un recueil rythmé par des illustrations en pleine page, peintes en modelé et sans contour comme sur la couverture, ou avec les cernés noirs entre les épisodes qui marquent les respirations et participent aux délices visuels, à l’effet friandise. « J’aime bien changer de technique, c’est une manière de rendre les personnages plus réels. Il y a aussi une frustration de ne pas être devenue artiste peintre, un fantasme. En intégrant les Beaux-arts, c’est ce que je voulais faire au départ. Je me suis découragée parce qu’il aurait fallu que je sache défendre mon travail, en parler et je déteste ça. Avec l’illustration et la BD, l’image se raconte toute seule. Mais je reste très inspirée par l’art brut et l’art naïf. Je suis admirative de certains artistes contemporains comme David Shrigley, Erwin Wurm... Je pioche aussi dans Frédéric Magazine », précise-t-elle. En devenant matière à plaisanterie, l’Art avec son A majuscule, intimidant et prestigieux n’est peut-être pas qu’une grosse arnaque. La désacralisation est aussi un hommage à l’imagination créatrice, au geste gratuit, libre, à la fantaisie comme source de joie.