Étienne Chaize

©Christophe urbain

Passé par les Arts Décos de Strasbourg, Étienne Chaize se distingue de ses camarades de promo par une maîtrise hors pair du logiciel Photoshop, et par une audace graphique qui le classe soit parmi les amateurs de camions peints, soit parmi les plus branchés des pointures du dessin contemporain. Après avoir excellé aux couleurs dans le soap-opera Quasar contre Pulsar (avec Alexis Beauclair et Matthieu Lefèvre), son premier opus Hélios le voit composer une œuvre épique somptueuse, portée par une grande palette graphique.

Boule de Feu, avec Anouk Ricard, compose un monde improbable, née de la fusion de ces deux univers hors normes.

Avec Ether, qui s’inscrit dans la lignée d’Hélios, il retourne à un dessin entièrement réalisé à la main, impressionnant, vertigineux, profond.

Bibliographie :

Ether, éditions 2024
Hélios, éditions 2024
Boule de feu, éditions 2024
Quazar contre pulsar, éditions 2024

Quelques questions à Étienne Chaize,
à l’occasion de la sortie de son livre :
ÉTHER

Parle-nous de la genèse de cet album et de sa place dans ton œuvre, Ether ayant des traits communs mais aussi de grandes différences avec Hélios, sorti en 2016…

J’ai débuté cet album pendant la Covid, après Boule de feu, co-signé avec Anouk Ricard. J’étais vraiment fatigué du travail à l’ordinateur, ayant déjà fait deux grands projets : Quasar contre Pulsar et Hélios. Mon processus était à l’époque très intense, car je travaillais à partir de dizaines de morceaux recomposés pour chaque image, comme une maquette découpée qui mêle choses dessinées et emprunts à d’autres artistes. Je faisais une sorte de sampling, par essais / erreurs, ce qui amenait de vraies surprises, des choses surgissant sans avoir été pensées à l’avance. Ce travail minutieux sur écran a fini par m’épuiser, et en cherchant à faire évoluer ma pratique, j’ai eu envie de reprendre le dessin traditionnel, laissé de côté durant près de 10 ans.

J’ai commencé des recherches sur la peinture romantique du XIXe siècle et autour des photographies en héliogravure sur plaque de métal, dont je trouvais le grain incroyable, entre flou et piqué. J’ai voulu reproduire cette texture, en utilisant le crayon et le grain du papier.

Contrairement à Hélios où seul le décor guidait mon avancée dans le récit, j’ai d’abord cherché à construire une histoire reposant sur un univers précis et cohérent, inspiré par les mythologies. Mon point de départ était une cohorte de personnages en exil, amenée à s’agrandir au fil du voyage. L’inverse d’Hélios !

Les premiers dessins sont à base d’estompes pour floutter le trait de crayon et réaliser des dégradés, utilisant aussi la gomme pour souligner des choses plus claires. Une technique relativement facile comparée à l’encre et l’eau ou chaque geste est définitif. Si mon envie était d’abord de créer des compositions improvisées, en m’aguerrissant techniquement je me suis pris au jeu d’une précision et d’une exigence toujours plus grandes. Et me voilà à passer plusieurs jours sur chaque dessin…

Ether aura le même grand format qu’Hélios. À quelle échelle dessines-tu ?

Mon format de départ est un 30x41 cm, légèrement plus grand que le livre final, pour obtenir le meilleur piqué possible. De retour au dessin après des années, je n’étais pas très confiant au début. Heureusement, j’ai rapidement constaté que mon travail à partir d’anciennes gravures pour Hélios m’avait appris beaucoup de choses : j’étais à l’aise pour dessiner les ciels et penser les scènes en lumière.

Les premiers mois, mon dessin était plutôt flou, je n’étais pas encore très à l’aise avec les détails. Mais plus je dessinais, plus je devenais précis. Mon dessin s’améliorait et je me sentais capable d’aller plus loin, d’être plus exigeant.

Je me suis souvent aidé de photos et de compositions réalisées sur ordinateur, similaires à mon travail sur Hélios. Les dessins devenant de plus en plus complexes, il devenait de plus en plus difficile d’improviser en cours de route. Mais il a fallu aussi dépoussièrer de vieux outils comme la construction de perspective à la main, lorsqu’il a fallu dessiner des villes entières.

J’ai voulu aller au bout de tout cela, voir si j’en étais capable et si j’ai été souvent heureusement surpris, c’était aussi parfois épuisant !

Pour quels outils as-tu opté ?

J’ai commencé uniquement au crayon, usant des diverses graisses disponibles. Puis par la suite le critérium s’est rajouté, et sa mine fine qui griffe le papier m’a fait gagner en précision et en texture. Le travail en croisillons a aussi amélioré la netteté du dessin, surtout dans le dernier tiers du livre.

J’utilise aussi des outils insolites comme estompes : coton-tiges et boules de coton qui vont permettre de fondre le trait dans la masse du papier, pour atteindre ce flou piqué que je cherchais. Ils sont aussi utiles pour assombrir ou éclaircir, en accumulant ou en retirant la graphite du papier.

Sur une planche, je commence par monter les gris par couches successives de traits. Il s’agit de poser les grandes masses de l’image et de distribuer les lumières et les ombres qui soutiennent la composition. Cela peut facilement prendre une journée entière ! Cette première phase est assez monotone mais aussi assez méditative, quelque chose que j’ai eu plaisir à retrouver en délaissant le travail sur ordinateur.

Puis vient la partie plus intense, où je vais tout détailler. Il peut s’agir des craquelures d’une falaise, de la texture mouvante d’un champ couvert d’herbe, et parfois il s’agit de dessiner les milliers de briques d’un mur en ruine, chacune prenant la lumière, avec leur ombre propre. Le volume apparaît en travaillant le contraste : le critérium renforce les ombres et le crayon-gomme ajoute les éclats de lumières nécessaires.

J’y prends toujours beaucoup plaisir car c’est à ce moment que l’on voit les choses apparaître, sortir de la page. Tout cela explique comment j’ai pu y passer 36 mois, quelque chose comme 3400 heures et une tendinite à gérer en cours de route ! Je n’avais pas du tout envisagé que cela allait être si long !

Comment les as-tu composés les personnages, sachant qu’ils sont parfois des centaines, tous dissemblables, dans certaines batailles ?

Pour être honnête, je ne sais pas dessiner les visages. Je trouve donc des subterfuges, en les faisant tout petits et en travaillant leur tenue et leurs accessoires avec minutie, pour que l’on puisse les identifier. Leurs vêtements sont plutôt médiévaux, avec un mélange d’inspirations orientales et occidentales. J’ai envisagé un temps de les faire plus extravagants comme dans Hélios, mais j’ai finalement pensé que l’histoire imposait de les rendre plus ordinaires. Les peintures de Brueghel m’ont bien aidé pour trouver leurs silhouettes.

Je les dessine tous un à un en petit (2 cm de haut) et je les organise ensuite sur mon dessin scanné, sur l’ordinateur. Je les redessine alors à la tablette graphique, et je travaille les ombrages de chacun, afin qu’ils soient intégrés au mieux à l’ambiance de la scène, aux sources de lumière qui les entourent.

Ils sont donc traités différemment du décor qui les entourent, comme le sont les personnages de films d’animation. Etant très inspiré par ce médium, cela m’a toujours paru naturel.

Cette continuité dans l’aspect de chacun sur des dizaines d’années est plus facile à gérer que les problèmes de perspectives ?

Oui, ça m’amuse beaucoup de penser l’évolution de l’apparence et des relations de chaque personnage dans le temps, même s’ils sont vraiment riquiqui au final. A l’intérieur de chaque grande scène, j’ai tâché de créer une multitude de petites scénettes. Le lecteur attentif peut se créer sa propre interprétation de ces micro-événements avec ce que je distille au fil du récit.

Ce travail sur les personnages est en grande partie improvisé, c’est certainement moins âpre que le travail sur les perspectives... j’ai parfois passé près d’une semaine sur des croquis d’architecture pour pouvoir les décalquer quand les problèmes étaient enfin réglés ! Même en réalisant les compositions avant de dessiner, on trouve toujours des impensés qu’il faut alors combler, c’est-à-dire inventer, sinon les vues sont bancales.

Le passage à l’ordinateur intervient tout même au final ?

Oui, au départ je pensais même qu’il serait essentiel pour « rattraper » le dessin, ajouter des lumières, des détails. Mais à mesure que je progressais dans ma pratique, je me suis appliqué à tout poser sur le dessin en amont, à soigner les dégradés et les textures directement sur le papier.

Il ne restait donc plus grand chose à ajouter sur ordinateur, hormis les ambiances colorées. Il m’aura bien été utile pour faire quelques corrections, ainsi que pour rehausser certains détails, lumineux notamment. La possibilité de tester et d’ajuster chaque élément indépendamment reste aussi le grand atout de cet outil.

Les couleurs sont moins saturées que dans mes livres précédents, c’est un choix qui convient à l’histoire mais aussi une nécessité technique, car lorsqu’on colorise un dessin en noir et blanc sur ordinateur, les couleurs vives ont tendance à exagérer le contraste du dessin qu’elles accompagnent. Il fallait donc trouver des teintes qui permettent de garder toutes les nuances du dessin original.

D’où vient cette histoire de réfugiés quittant la guerre, errant sur plus d’une génération en quête d’une cité mythique ? Le lecteur attentif verra les personnages vieillir puis mourir, les enfants grandir…

C’est une histoire qui se déroule par cycles. Les réfugiés quittent leur ville envahie, emportant avec eux la dernière flamme de leur feu sacré. Ils rencontrent les fantômes d’autres cités qu’ils emmènent avec eux dans leur quête. Je mets en place plusieurs rythmes temporels. D’abord on suit les saisons, puis les années passent, les enfants des pionniers grandissent, et à la fin, c’est une nouvelle génération qui guide le groupe. Même si les personnages sont tout petits dans ces grandes pages, je m’applique à donner de la consistance à mes personnages en soignant leur costume, leurs relations et leurs attitudes, afin que chacun soit reconnaissable.

Quels temples et habitats troglodytiques t’ont inspiré ?

On croise pêle-mêle la Ziggurat d’Ur en Irak, la nécropole de Naqsh-e Rostam, tombe du roi Darius en Iran , ou encore les églises rupestres de Lalibela en Éthiopie, creusées dans la roche. Mais aussi l’armée en terre cuite à taille réelle de Xi’an, en Chine, et les statues Jizo du bouddhisme japonais. La ville sous l’eau est d’inspiration islamo-indienne mais les reflets qui la surplombent viennent de l’anime Neon Genesis Evangelion. On traverse aussi les déserts hostiles du Danakil. Quant à l’église dans la brume, elle vient de la séquence finale du film Nostalghia de Tarkovski.

Ces lieux possèdent une dimension mystique que l’on retrouve dans Ether où tu bascules vers le fantastique. Quelle est-elle pour toi ?

Je n’ai pas de religion. Mais une part de moi a toujours été touché par le mystique et la spiritualité. Mes images se veulent à la fois fortes, paisibles et fragiles.

Dans Hélios, les décors étaient énormes,  dominant des personnages tout petits. Un monde qui n’a que faire des humains qui le traversent ; je suis un grand fan de jeux vidéo et dans S.T.A.L.K.E.R., les éléments du décor agissent et évoluent indépendamment des avancées et actions du personnage principal que l’on commande. Le script n’est pas lié à ses déplacements, un peu comme si l’univers se moquait du héros de l’histoire.

Cette idée me plaît ! Ici aussi les personnages sont petits, faibles et sans visages, incapables d’agir sur leur environnement. Comme nous, ils sont écrasés par ce qui les entoure. Ils devront progresser malgré des aurores boréales étranges, un soleil noir, une mer rouge, de l’eau qui envahit tout… A l’inverse des héros mythologiques, c’est cette fragilité qui nous rend touchants ces personnages, si petits et faibles soient-ils.

Ils croisent pas mal de fantômes de villes mortes aussi…

Je jouais au jeu de conquête Dominions dans lequel on commence par choisir une divinité (grecque, sri-lankaise…). De cette idée d’un combat de civilisation par dieux interposés, est née l’envie chez moi de raconter ces civilisations à travers leurs ruines, révélant comment elles en sont arrivé là.

La ville en lien avec l’eau véhicule l’espoir d’une élévation grâce aux Augures pouvant voir le futur. Mais leur pouvoir s’use, il leur faut donc plonger plus profondément à chaque fois, jusqu’à ce qu’une force ne les emprisonne dans un rêve sans fin. Toutes ont en commun une recherche de dépassement qui finit par les perdre. La civilisation suivante converse, elle, avec les morts dans une quête de savoir. Ses membres quittent pour cela leur corps et deviennent des fantômes, perdant leur humanité. La dernière civilisation attend devant une porte et prie jusqu’à décider de se figer en pierre dans l’attente du messie.

Contrairement à Hélios, le groupe s’agrandit : il porte le feu sacré qui attire les autres vers lui. Il y a de plus en plus de petites bougies. Je pense à la très longue scène de fin de Nostalghia dans laquelle Andreï Tarkovski fait traverser à son personnage un immense bassin abandonné, creusé dans la roche, avec une bougie. Vain et absurde mais d’une étrange beauté… Mes héros partent sans rien et sans rêve de grandeur, simplement d’un endroit où renaître, recommencer. Je ne voulais pas leur faire surmonter ces péripéties pour les rendre héroïques, mais plutôt pour toucher notre empathie, à les voir ainsi balayés par un monde indifférent.

La fin du livre est marquée par l’arrivée d’une végétation luxuriante…

Je lisais alors le manga Vagabond de Takehiko Inoue, dont les décors de nature sont magnifiques, et je m’y suis mis. Mes vagabonds à moi arrivent dans un monde plus paisible. Enfin le soleil brille, pleinement, écho à la première image où il est recouvert par des nuages de fumée, présage de la guerre qui va tout déclencher. Cette boucle est un recommencement, l’existence un cycle.

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